Par Anouar Moalla (expert en communication publique) "Si à l'intérieur d'un même pays vous n'entendez le bruit d'aucun conflit, sachez que la liberté n'y est pas" (Montesquieu) On prête à Thomas Jefferson cette célèbre phrase : "Si j'avais à choisir entre un gouvernement sans presse et une presse sans gouvernement, je choisirais une presse sans gouvernement". Pour sa part, Pierre Bourdieu, faisant sans doute référence aux médias, affirme qu'il n'y a pas de démocratie effective sans vrai contre-pouvoir critique. C'est en lisant dans La Presse du 31 janvier «Le casse-tête matinal» de l'excellent Guy Sitbon et son leitmotiv : «L'information, toujours l'information, encore l'information» que j'ai décidé de rédiger cet article. Aux premiers temps de ce qu'il est convenu d'appeler "l'ère de Gutenberg" (15e siècle), la presse était avant tout l'instrument d'expression de la pensée individuelle et de l'esprit critique. Il ne s'agissait en rien d'une grosse industrie, préoccupée à faire des bénéfices, ou visant à concentrer le pouvoir de communication universelle entre les mains d'une minorité privilégiée. La presse était au service de la diffusion d'idées nouvelles qui foisonnaient là où la pensée jusqu'alors avait été bridée et limitée. Le journalisme dans ce qui est appelé la presse à grande diffusion est un métier relativement moderne, comme les journaux à grand tirage qui ont vu le jour au début du XIXe siècle, et les procédés techniques qui ont permis leur impression. Le journaliste, surtout quand il situe son travail dans la sphère de l'investigation, revendique un accès direct à l'information brute, non travaillée. Il y a quelques années, et ceci était un phénomène quasi-mondial, lorsqu'il voulait exercer simplement son métier, le journaliste se heurtait presque toujours à un mur. Une véritable conspiration du silence faisait barrage, transformant les données les plus banales, les documents les plus ordinaires, en éléments confidentiels, en statistiques non publiables, un "secret-défense" poussé à l'extrême et de la manière la plus abusive qui soit. Assez vite, l'on s'est aperçu que cette politique des portes closes ne pouvait pas tenir la route longtemps, car «si vous ne dites pas ce que vous êtes, d'autres se chargeront de dire ce que vous n'êtes pas». Par exemple, si à l'occasion d'un mouvement social touchant son entreprise, le patron, pensant à tort que le black-out permettrait de circonscrire la crise, refuse de recevoir les journalistes, ceux-ci, soucieux d'accomplir leur travail, ne se priveraient pas de contacter les syndicats. Et ce ne serait certainement pas de leur faute si les journaux du lendemain ne publiaient que la version des représentants des employés, celle du patron ne leur ayant pas été communiquée. A partir de ce constat, tout a changé. Un virage total dans les politiques d'information s'est opéré. La conspiration du bruit a pris la place de celle du silence, et l'on a vu se développer alors dans les cabinets ministériels et dans les entreprises publiques et privées une armada de directeurs de la communication, d'attachés de presse, chargés des relations avec les médias, etc. Sous le couvert très noble d'aider les journalistes, ces conseillers de tout acabit (et j'ai fait partie du lot, mea-culpa puisque c'est à la mode) étaient là surtout pour faire barrage, à leur façon, en communiquant à profusion, d'une manière intelligente certes, mais ô combien perfide. Lorsque le journaliste se présente pour faire son travail, qu'il commence à poser des questions, à réclamer des dossiers parfois "chauds", le DirCom lui explique, d'une manière fort persuasive qu'il y a des sujets autrement plus intéressants que ceux dont il voudrait traiter. Il aurait même pour lui des exclusivités sous la main. Dans un élan de générosité, il lui fournit, mais sur un sujet autre que celui pour lequel le journaliste avait pris l'initiative du contact, un article pratiquement prêt, avec les photos, les encadrés et les tableaux et graphiques colorés qui vont avec, etc. Parce que notre journaliste ne peut pas (ou ne veut pas) faire autrement, parfois par paresse aussi, il accepte le deal. Quant au rédacteur en chef, il n'est pas mécontent du résultat, oubliant même ce pourquoi il avait envoyé le journaliste dans ce département ou cette entreprise. J'invite ceux qui s'intéressent à cette conspiration du bruit à lire Un temps de chien, un livre paru en 1994 et dont l'auteur, Edwy Plenel, est l'un des meilleurs sinon le meilleur journaliste d'investigation français. Le titre de cet article «La communication est l'ennemie de l'information» est d'ailleurs une phrase empruntée à son livre. Le «journalisme assis», outil majeur de la bonne gouvernance Dans les grandes démocraties occidentales, des pays où l'administration a opté pour la transparence, les journalistes qui veulent pratiquer leur métier ont aujourd'hui un atout majeur en main, à savoir Internet. Partant du principe que, en dehors des dossiers personnels des individus, l'information traitée quotidiennement par les fonctionnaires (mais pas seulement) est rarement confidentielle, de plus en plus de pays prennent l'initiative de rendre accessibles leurs bases de données. Les automobilistes tunisiens commencent à se familiariser avec l'une des applications, celle qui consiste à s'informer sur ses propres infractions au code de la route, notamment les excès de vitesse détectées par radar. Dans certains pays, comme les Etats Unis, particulièrement en avance dans ce domaine, pratiquement n'importe qui (citoyen, journaliste, électeur, agent des impôts…) peut savoir combien de fois le député qui le représente au Parlement a pris l'avion l'année dernière, grillé un feu rouge ou payé comme impôts. Le journaliste peut investiguer, pratiquement, sans avoir à bouger de son bureau. Il peut, par un simple e-mail, demander toute information qui lui manque. En l'obtenant et en la publiant, il aura ainsi contribué au renforcement du principe de "redevabilité" ou responsabilité (accountability), l'une des pièces maîtresses de la bonne gouvernance. Une illustration du «journalisme assis» Sachant d'expérience que le président déchu et les communicateurs à sa solde ont longtemps et en toute impunité pratiqué le mensonge à grande échelle — plus la ficelle est grosse, mieux elle passera —, j'ai voulu, sans bouger de mon pupitre, enquêter sur cette histoire d'année internationale de la jeunesse, l'un des arguments les plus récurrents de notre propagande stalinienne. Quoi de plus simple : vive Internet. J'ai fait part de mon intuition à mon fils journaliste. Sur ses conseils, et là je n'invente rien, j'ai utilisé le lien suivant : http://www.ilo.org/employment/Areasofwork/lang--fr/WCMS_143369/index.htm . Faites comme moi et vous découvrirez que d'autres pays sont bel et bien cités, mais que le nom de la Tunisie ne figure nulle part (voir encadré). Et je ne demande pas mieux que d'être démenti par la défunte Atce. Joignant notre voix à celle de Beaumarchais, nous dirions que sans la liberté de blâmer, il n'ait point d'éloge flatteur. Si l'essentiel pour les journalistes est bien de demeurer crédibles et pour les gouvernants de s'appuyer sur des relais ayant une audience nombreuse autant qu'intelligente, il appartiendra aux uns de savoir garder leur sens critique sans verser dans le sensationnalisme, le populisme ou le dénigrement systématique et aux autres d'accepter ce jeu sain et constructif. "En régime démocratique, nous dit Georges Burdeau, un gouvernement doit expliquer ses actes et faire connaître à chaque occasion les nécessités de l'intérêt général. Pour leur part, les gouvernés doivent pouvoir s'exprimer. Il est nécessaire que soit connue l'opinion du public ou, plus précisément, de l'ensemble des gouvernés. Un gouvernement qui agirait indépendamment de l'opinion, ignorant ou défiant l'avis des gouvernés, risquerait non seulement de commettre des actes qui ne seraient pas approuvés, mais également de décider des lois qui ne pourraient pas s'appliquer. L'accord entre gouvernants et gouvernés ne peut se réaliser que par la communication, l'échange, l'interaction. Le citoyen s'estime en droit de revendiquer sa part de pouvoir, et ce pouvoir appartient à ceux qui savent. Il se nourrit de la connaissance acheminée par la communication et, par son intermédiaire, il s'affirme et il s'exerce. L'histoire du pouvoir est à jamais liée à celle de la communication, et pour participer au pouvoir, le citoyen doit être associé aux processus de communication".