Par Mahmoud MAAMOURI Quel gâchis ! Ahmed Ounaïes, ministre des Affaires étrangères, fraîchement nommé, vient donc de démissionner; j'en suis réellement affecté parce que j'étais de ceux qui croyaient sincèrement que ce ministère avait besoin d'avoir à sa tête un homme qui connaît bien la maison pour y avoir été élevé, au sein de laquelle il a été formé et où il a assumé des responsabilités diverses jusqu'à représenter la Tunisie dans de prestigieuses capitales et organisations internationales et en particulier l'ONU. Ceci demeure ma conviction. Ce n'est pas à moi d'apprendre à mon collègue et ami, Ahmed Ounaïes ou à toute autre personne, ce qu'est la diplomatie; certains la définissent comme étant une science, la science des rapports mutuels entre les nations, ou alors la branche de la politique qui concerne les relations entre les Etats ou mieux encore comme un art où le tact et l'intelligence sont mis au service des relations entre les Etats. Tout cela est bien ; mais à ces définitions générales, presque banales, il faudrait ajouter des bémols pour dire, d'abord, que la diplomatie, pour être efficace, doit être modelée et pratiquée en tenant compte des circonstances qui prévalent à un moment donné, dans un contexte donné; ensuite que, et cela est presque évident, en plus de l'adresse, de l'habileté, du doigté, de la circonspection et de la finesse, elle peut être aussi ruse ou même, et cela n'est fort heureusement pas le cas dans les circonstances qui nous intéressent, la pratique, lorsque cela semble nécessaire ou utile, d'une forme de mensonge déguisé avec habileté et raffinement. Soyons maintenant plus pratiques; de quoi s'agit-il ? Il s'agit de la prestation de notre ministre des Affaires étrangères à la télévision devant des téléspectateurs fiers de leur révolution et des journalistes qui avaient la conviction de faire leur métier d'informateur en posant les questions qui leur semblaient nécessaires et d'en attendre des réponses claires; je ne souhaite pas entrer dans les détails ni dans un exercice d'explication de textes approfondie; je voudrais tout simplement circonscrire mon propos à la question concernant la rencontre de notre ministre avec la ministre des Affaires étrangères française. Si les règles diplomatiques classiques ont été plus ou moins respectées, il n'en demeure pas moins que cette rencontre n'aurait pas dû avoir lieu; mais comme elle a eu lieu, il aurait fallu la présenter autrement. C'est ainsi qu'il n'y avait pas lieu de déclarer, comme l'a fait l'intéressé dans les formes et circonstances connues, qu'il a eu l'honneur d'être reçu par madame la ministre; car c'était plutôt à elle de dire qu'elle a eu l'honneur de s'entretenir avec le ministre tunisien. Les mots ont un sens et donnent lieu à des interprétations diverses; l'explication donnée par le ministre est une explication académique, mais elle n'était pas de circonstance; bien sûr que nous n'allons pas bouder la France, que nos relations avec celle-ci doivent s'intensifier, peut-être sur de nouvelles bases; mais il fallait donner du temps au temps; voilà une responsable de haut niveau qui a eu un comportement irresponsable et inacceptable, critiquée, chez nous, "par cette soi- disant rue", il fallait plutôt dire révolution dont il est lui-même l'émanation et que vous êtes censé défendre, et en pleine polémique, chez elle qui va se prévaloir de cette rencontre et de la manière dont elle s'est passée pour se blanchir et mettre ses détracteurs en porte-à-faux. Le déplacement de Bruxelles, répondant à une invitation de la Commission européenne, était souhaitable et s'est très bien passé; les contacts ont donné lieu à des échanges intéressants concernant la coopération future de cette organisation avec la Tunisie; il fallait s'en tenir là et non pas tendre la perche à une ministre qui, alors que la révolution a démarré, propose au régime de Ben Ali de faire bénéficier la Tunisie du savoir-faire des forces de sécurité françaises pour mater cette révolution. Bref, fallait-il que le ministre des Affaires étrangères démissionnât et dans les circonstances que l'on connaît‑? Je n'ai pas de réponse catégorique à cette question; tout ce que je peux regretter, c'est que ce ministère va être privé de bénéficier de l'expérience d'un de ses grands commis sur lequel on avait placé de grandes espérances pour le remettre sur pied et surtout pour redonner à la Tunisie la place de choix qu'elle n'a cessé d'occuper durant toute la période bourguibienne. Nous avons entamé notre révolution; il nous faut maintenant acquérir la culture de la démocratie à laquelle, il faut le dire, nous ne sommes pas encore habitués; nous exprimer pour aider le nouveau pouvoir à installer cette démocratie, d'accord, mais introduire le désordre et la confusion, non. S'il est vrai qu'il est du droit de tout le monde de récuser la nomination à des postes sensibles de personnes compromises dans le régime de Ben Ali pour l'avoir servi avec zèle et en avoir profité, comme, par exemple, certains hauts responsables du RCD, il ne faut pas que cela se transforme en chasse aux sorcières systématique; dans le cas du ministre des Affaires étrangères démissionnaire, il s'agit d'une personnalité connue pour son réel engagement dans la lutte pour les droits de l'homme et qui a été pourchassé par le régime de Ben Ali jusqu'à lui avoir retiré son passeport diplomatique et le jeter en pâture à une presse ordurière; il faut que notre jeunesse, dont nous sommes si fiers, apprenne à raison garder. * Ancien ambassadeur de Tunisie