Il n'est pas aisé d'être ministre à une période de post-révolution, où les revendications et les attentes s'élèvent à des exigences. M. Azdine Beschaouch, le ministre de la Culture du gouvernement provisoire, n'y a pas échappé, surtout qu'il a trouvé un département «sinistré», comme il le dit. Courtois, ouvert et cohérent, il nous livre ici, sa démarche et lève le voile sur des quiproquos et surtout sur ses projets. Interview. Vous retrouvez un ministère où vous avez occupé des postes pendant longtemps. Quelles seront vos priorités? Je ne suis pas venu faire le ministre. Je suis là pour une mission nationale que l'historien que je suis qualifierait de mission de «salut public» qui incombe, en réalité, à l'ensemble des Tunisiens, en particulier à ceux qui ont en charge provisoirement, et dans l'attente des prochaines élections, des ministères ou les autres institutions et établissements publics. Pouvez-vous être plus explicite? Personnellement, je veux assainir une situation relevant du passé qu'on connaît et que tout le monde s'accorde à condamner, y compris ceux qui ont servi cette époque révolue. Je compte dans une deuxième phase, très imminente, relancer l'activité culturelle sur des bases solides qui répondent aux attentes de la révolution, essentiellement pour ce qui est de la diversité, la liberté de parole et la nécessité du dialogue où l'intolérance n'a pas lieu d'être. Pendant plus de trois décennies, les mots étaient vidés de leur sens. On parlait de pluralisme, de liberté et de démocratie dans un pays où ni l'un ni les autres n'étaient appliqués. Comment a-t-on pu rendre la Tunisie, le premier pays arabe et africain à avoir emboîté le pas à Malraux, en créant son ministère de la Culture, un pays de cocagne? Il est nécessaire, aujourd'hui plus que jamais, de retourner aux fondamentaux, à savoir l'universalité de la langue, de la pensée, de la logique et de l'éthique. On a tendance, en effet, à penser que les Arabo-musulmans ont été des grands de l'histoire, par l'esprit et la plume. Ils ont propagé la culture et la civilisation grâce à des penseurs comme Averroès qui ont assimilé la philosophie grecque, dont celle d'Aristote pour qui «rien n'est plus doux pour l'humanité que la liberté». La décadence qu'ils ont connue après est, sans aucun doute, due en partie à leur déviation de ces concepts. Il s'agit donc de ramener la langue dans son acception exacte, car lorsqu'on utilise un mot dans le même sens et qu'on en fait le même usage, on se partage un dénominateur commun qui favorise le dialogue et le droit à la différence sans lesquels il n'y a ni liberté ni démocratie. nous retournerions alors à l'intolérance, aux affrontements et aux interdits de mouvements, d'expression… Cette brise de liberté qui nous caresse aujourd'hui ne serait alors qu'éphémère. En d'autres termes, tout en améliorant les modalités des effets et des modalités d'exercice de l'action culturelle, nous favoriserons la culture de la libre parole, du dialogue et de la créativité, sans exclusion aucune. Nous veillerons à dynamiser les structures et les activités dans toutes les régions du pays, afin de bannir les déséquilibres qui sont, hélas, réels. Vous avez été confronté à des problèmes et à des revendications dès le premier jour de votre prise de fonction… Je ne veux pas de l'atmosphère de dénonciations que j'ai trouvée dès que j'ai pris mes fonctions, après avoir prêté serment. Des dizaines et des dizaines de lettres de «délation», qui relèvent davantage des règlements de comptes que d'autre chose, m'attendaient. Il y avait même des enregistrements! Vous imaginez? Des pratiques qui s'apparentent à celles de la Stasi au sein d'un ministère de la Culture. J'avais l'impression qu'on voulait me pousser à une chasse aux sorcières. Ne restait qu'à dresser des tribunaux d'exception! Pour moi, la révolution tunisienne n'est pas, et ne doit pas être cela. Elle est enthousiasme, création et construction. Bien évidemment, il faut mettre un terme à toutes les formes de dépassement passées et empêcher ceux qui se sont servis illégalement de sévir encore. C'est pourquoi nous procédons à des vérifications et à des contrôles, dans la sérénité et dans la légalité, à tous les niveaux. C'est le seul moyen de blanchir ou de confondre les gens. Excusez-moi de vous interrompre, mais ce que vous avancez est contredit par vos déclarations où la phrase «chid darek» (restez chez vous) est souvent revenue. Ce n'est pas mon genre de tenir de tels propos. Et je veux évoquer ici le cas de Mohamed Driss, que je connais et apprécie en tant que créateur. Mais face au sit-in qui a eu lieu au siège du Théâtre national, à la masse inouïe de plaintes que j'ai reçues et au danger réel qu'il courait (on a voulu l'agresser physiquement au moment où je prenais mes fonctions — vous imaginez ! — ce qui m'a poussé à me retirer), je lui ai dit de rester chez lui, en attenant les résultats de l'inspection. Une mesure normale et de routine qui me permettra de savoir ce qu'il en est de cette structure, comme de toutes les autres dépendant du ministère. Je ne suis pas un «chasseur de têtes» et pour moi, toute personne est innocente tant que sa culpabilité n'a pas été, sans équivoque, prouvée. Qu'en est-il alors de M. Boubaker Ben Fraj, l'ex-directeur de cabinet et de ses deux successeurs dont vous avez dû vous passer, sous la pression des ouvriers, comme cela a été rapporté? Mais pas du tout. M. Ben Fraj est toujours le chef de cabinet, quoi qu'on ait dit à son propos, à tort ou à raison. Il a demandé à prendre son congé et je l'y ai autorisé. Je n'ai nommé personne à sa place et je n'ai signé aucune décision dans ce sens. Mais vu le nombre incroyable des affaires courantes, j'ai fait appel à deux directeurs pour m'épauler à les traiter. Je suis un homme qui écoute les gens, mais qui sait discerner et qui n'agit que selon son âme et sa conscience. Et puis, n'oubliez pas que je suis le pur produit de ce ministère. Vous avez quand même occulté vos cadres, ce qu'ils vous reprochent d'ailleurs, et vous vous êtes consacré aux ouvriers… Sciemment, figurez-vous, et heureusement que je l'ai fait. J'ai choisi de commencer par la base dans une démarche cohérente qui prend en compte le facteur humain. J'ai découvert des cas ahurissants : préjudices de carrière, des conditions parfois impossibles, des gens qui sont payés depuis 15 et 20 ans 75, 100 et 120 dinars, absence de sécurité sociale pour certains, … je n'hésite pas une seconde à dire que j'ai trouvé un ministère sinistré. L'assainissement a commencé à ce niveau. Ce n'était ni de la démagogie ni du populisme. J'ai ensuite réuni les directeurs et les directeurs généraux pour discuter avec eux de leurs missions à venir. Je leur ai dit de se mettre au travail et de ne pas rester dans leurs bureaux en proie à des craintes inexistantes pour leur avenir. Mais tout semble bloqué actuellement… J'avais besoin d'évaluer l'état des lieux et de privilégier l'humain. Qu'est-ce qu'un homme sans liberté et sans dignité ? Par ailleurs, je vous informe qu'à partir de la semaine prochaine (ndlr : celle en cours), des activités multiformes vont être conçues et mises en marche. J'ai demandé à mon staff que des manifestations et des mini-festivals soient organisés à l'échelle locale et régionale. N'oubliez pas que nous avons été frustrés parce que des «casseurs» manipulés par des forces extérieures nous ont volé notre joie et nous ont empêchés de fêter la révolution. Ils n'ont pas réussi et ne réussiront pas. Par ailleurs, mon collègue du tourisme et moi-même proposerons au gouvernement que le 20 mars, la vraie fête de l'indépendance et de la liberté, que nous n'avons recouvrées que le 14 janvier 2011, soit célébré dans la liesse, tout comme la fête de la Jeunesse, le 21 mars. Il n'empêche que la foire du livre, un grand rendez-vous, n'aura pas lieu… Elle n'aura pas lieu en avril, oui. Et ce n'est pas un sacrilège. Nous prendrons notre temps pour qu'elle soit une fête réelle du livre qui rejaillisse sur tout le pays, qui reflète la liberté, la diversité, la démocratie et la création. Qu'en est-il des festivals d'été et des manifestations qui se tenaient à pareille époque, dont celles organisées par des privés ? Je peux affirmer que les festivals ne seront plus jamais comme ils l'étaient. Ils stimuleront la création, mais ne constitueront plus un gouffre des deniers publics. Il est anormal que le budget de Carthage, par exemple, soit de l'ordre de quatre millions de dinars, qu'il enregistre un dépassement colossal dû à des spectacles voulus par tel membre ou tel autre de la famille du président déchu ou à des galas comme celui d'Aznavour, malgré tout un «has been», qui a perçu 800.000 dinars. Pour ce qui est des autres manifestations dont vous parlez, non seulement nous sommes pour, mais nous les soutiendrons dans la mesure de nos possibilités en matériel et autres avantages. Nous voulons la fête, la joie, le divertissement, le ludique, bref, la culture. Mais nous ne dilapiderons jamais les deniers publics. ————— Demain, la suite de l'entretien où le ministre de la Culture nous parlera notamment des déclassements de terrains à Carthage et du pillage des antiquités.