• Les rues de la capitale se «sidiboumendilisent» de plus en plus — Quelques jours après le 14 janvier, et après ces nuits de terreur causées par «les baltagia», un calme relatif a motivé les habitants de la capitale pour sortir enfin de chez eux. Tandis que l'allée centrale de l'Avenue se transformait en une «Trafalgar Square», où chaque courant politique réunissait ses adeptes autour d'un discours, les boutiques, qui n'avaient pas perdu le nord en affichant des soldes, étaient pleines à craquer et leurs vendeurs ne savaient plus à quelle caisse se vouer. Un mois et demi après le soulèvement contre la dictature et la tyrannie, la fièvre acheteuse continue de faire des ravages. Les rues de la ville se «sidiboumendilisent» de plus en plus. Les vendeurs ambulants envahissent les trottoirs et les places publiques. Il faut dire que cela fait belle lurette que l'offre de ces produits bon marché avait créé sa propre demande. Vous avez dû remarquer, en traversant la place de la République, ces foules énormes qui bloquent le passage. Non, il ne s'agit nullement d'une manifestation. Cette marée de gens n'est rien autre que deux bonnes centaines de consommateurs, sous l'emprise de produits de beauté de marque (dont on ignore l'origine) proposés à la vente dans des étalages de fortune. En attendant de faire une enquête sur l'économie «délinquante», nous nous posons quand même beaucoup de questions à propos de cette fièvre acheteuse de la post-révolution. Qu'est-ce qui fait que malgré la situation actuelle du pays et le danger économique qui guette, une bonne majorité de Tunisiens n'arrive pas à contrôler ses pulsions d'achat ? La consommation est-elle devenue une seconde nature ? Ce trouble est-il associé à un sentiment d'insécurité ? Certes, il est humain de consommer. «Nous avons toujours besoin de nourriture pour notre survie, de vêtements et d'un toit. Nous avons également besoin d'un objet de confort ou de plaisir, de distinction ou de décoration, qui indique notre statut ou signifie notre salut», dit si bien Jan De Vries, titulaire de la chaire Sidney Hellman Ehrman d'histoire et d'économie à l'Université de Californie. Mais lorsque notre consommation dépasse l'acquisition de choses ou de biens au-delà des besoins essentiels de la vie, cela devient préoccupant. Le shopping qui procure du plaisir ou de l'apaisement peut se transformer en une dépendance. Un égarement dans le monde du superflu Lorsque l'envie d'acheter devient régulière et irrépressible, on peut carrément parler de «fièvre acheteuse» reconnue aujourd'hui comme une vraie maladie. Selon Michel Lejoyeux, psychiatre, les achats compulsifs répondent à un mal-être et permettent de déplacer l'angoisse. La fièvre de l'achat peut être également «une stratégie mise en place pour soulager un état dépressif sous-jacent», une réponse simple et immédiate pour combattre «tristesse, solitude, frustration ou colère» ou un moyen pour accéder au «bonheur et à la sensation de pouvoir et d'efficacité». Toujours est-il que «scientifiquement parlant» pour les accros du shopping, le plaisir d'acheter leur sert à combler ce déficit en sérotonine (substance produite par le cerveau qui contrôle l'impulsivité et l'humeur générale) dont la cause est à trouver en identifiant le modèle du monde de la personne, en fouillant dans sa vie subjective et dans la manière dont elle s'organise pour se mettre dans un état interne désagréable. Une thérapie s'impose donc. Cela dit, il est presque évident que l'écologie ou l'environnement influe énormément sur l'humeur. Pour parler d'une manière globale, lorsqu'on vit et pendant longtemps, aliénés, dans un monde où on ne se reconnaît pas. Un monde menaçant et hostile, contrôlé par des autorités distantes, on n'a plus qu'un seul choix : la survie. Tout devient urgent. Le besoin de sécurité physique et matérielle devient pressant et on n'est motivé que par les plaisirs immédiats. Il faut beaucoup de travail sur soi pour réussir à reculer son besoin de sécurité et libérer son attention pour faire émerger d'autres valeurs. Le système politique déchu a quand même réussi à confiner une grande majorité de Tunisiens dans «une zone étroite de confort» pour l'empêcher d'agir et de penser. Vu sous cet angle, déplacer son angoisse en achetant est une solution au problème. Mais cette solution n'est qu'une réponse au problème, elle n'est pas la vraie solution. C'est peut-être pour ça que malgré «l'explosion» ou le soulèvement libérateur, le virus de la fièvre acheteuse persiste. Il cache probablement, encore une fois, un sentiment d'insécurité, renforcé par les évènements malheureux de la post-révolution (attaques des milices sous les ordres des symboles de l'ancien régime qui se sentent à leur tour menacés) et la peur de l'inconnu. L'antidote serait-il donc «la stabilité politique et la sécurité» ? L'acceptation de lois et de règles utiles à toute la communauté et la liberté de les refuser quand ils sont perçus comme injustes ? Espérons qu'un jour on pourra «acheter utile» et connaître le bonheur sans nous ruiner.