A Sidi Bouzid, terre de la première flamme de la révolution populaire du «17 décembre» comme ils aiment la désigner là-bas, les blessures saignent encore, mais l'amour de la patrie coule intarissablement dans les veines. C'est du moins l'impression que l'on a une fois sur la route vers Tunis, après une rencontre tenue dimanche à la maison des jeunes et de la culture de la ville sur le développement régional. Lors d'une rencontre présidée par MM. Mustapha Filali, ministre de l'Agriculture à l'époque «bourguibienne», Sadok Belaïd, ancien doyen de la faculté des Sciences juridiques de Tunis, Kaïs Saïd, professeur universitaire de droit constitutionnel, et Hammouda Ben Slama, ancien ministre et un des fondateurs de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme, le temps était tantôt à la concorde tantôt à la discorde, s'agissant d'une pléiade d'anecdotes historiques et de deux gouvernances pas du tout les mêmes, et sur le plan politique et sur le plan éthique. Il n'est pas pour autant aisé de tenir un fil conducteur pour relater les différentes phases de cette rencontre, vu la multitude des thèmes abordés. C'est que le politique, l'économique et le social s'étaient souvent mêlés au point de brouiller les repères. A l'origine, une soif remarquable de justice, d'équité et de prospérité pour une région «longtemps marginalisée». «Sidi Bouzid, terre d'audace, de liberté et de générosité, ne cesse de souffrir le martyre. Elle était longtemps ignorée et l'est encore aujourd'hui. On n'est pas un gouvernorat au sens propre du terme, puisqu'on dépend d'autres administrativement parlant : de Sfax sur le plan sanitaire, de Gafsa pour ce qui est du domaine judiciaire, de Kairouan et de Kasserine, pour les secteurs bancaire et touristique. En plus de l'absence de médias dans la région. Cela ne fait que réduire le gouvernorat à un amas de parcelles géographiques relevant autrefois des régions voisines», s'est exprimé un intervenant. En effet, la plupart des interventions, si ce n'est toutes, ont abondé dans le même sens, faisant remarquer que Sidi Bouzid est «victime avant et après la révolution», selon les propos d'un avocat. «Dire la révolution du 14 janvier est une atteinte à la vérité et à l'histoire, car le 14 janvier est plutôt le fruit de la révolution. Sa date n'est autre que celle du 17 décembre, jour où le défunt Mohamed Bouazizi s'est immolé par le feu, déclenchant le vent de la révolte dans tout le pays». Sur un autre plan, le même intervenant a noté que le combat que mènent les Tunisiens aujourd'hui est celui de l'identité. «Comment préserver notre identité arabo-musulmane par les temps qui courent, en luttant contre les objectifs inavoués de certains partenaires ?», a-t-il observé. Sidi Bouzid qui a écrit une nouvelle histoire du pays avec le sang, cette région qui a donné près de 200 martyrs assassinés lors de l'époque coloniale et d'autres martyrs pour la révolution de la liberté, «celle du 17 décembre pour l'histoire», subit encore les conséquences tragiques de l'époque coloniale : «Un désert géographique et économique». C'est ce qu'a observé l'avocat Mohamed Amri Jlali, dans un arabe parfait et une prose aussi profonde qu'impressionnante, faisant observer que la majorité des terres fertiles de Sidi Bouzid relèvent des domaines de l'Etat. Il a indiqué, à ce propos, que près de 940 procès pour troubles à la tranquillité d'autrui contre des petits agriculteurs ont été déjà enregistrés, leur intimant de quitter leurs terres, unique source de revenus pour eux. Le même intervenant n'a pas manqué de réciter un poème satirique traitant de l'histoire glorieuse du pays et des mœurs des temps qui courent. Un poème épique dont on retient ces beaux vers fort révélateurs : «Quand votre gouverneur est affaibli Ignore vos choix et aspirations, Célèbre son narcissisme et son fanatisme Sachez qu'il est, à l'évidence, un pion L'honnêteté est condamnée dans votre demeure Et les mots et les mots et la parole sont sans valeur Nation qui a appelé à un cinquième quinquennat Louez, louez, glorifiez, glorifiez…» «Achoumia, achoumia, ajouhia, ajouhia, atounossa, atounossa» Des termes populaires pour déplorer une crise des valeurs. Que l'auteur nous excuse en cas de divergence entre la source et les extraits traduits. Des vers qui ont, d'ailleurs, suscité tant d'admiration et d'applaudissements de la part de l'assistance. Dans cette même perspective, un autre intervenant a révélé que la part de Sidi Bouzid au développement régional n'était qu'une prison, avant d'ajouter que le fait de se contenter de distribuer des aides aux régions défavorisées relève de la politique défaillante de l'ancien régime. «De la sorte, l'on assassine la révolution. On n'a pas besoin d'aides. Ce qu'il nous faut, c'est des investissements et de véritables opportunités d'emploi. Nos choix sont clairs et le nouveau gouvernement devra en tenir compte», a affirmé l'intervenant. Tout constat fait, à Sidi Bouzid, le feu couve sous la cendre. Là-bas, les hommes sont patients, patriotes et philanthropes sans pour autant perdre de vue l'actualité politique du pays et les contours d'un lendemain heureux pour toute la région. Equité et cohésion sociale La justice et le développement équitable pour une société en parfaite cohésion, c'est ce qu'a affirmé M. Mustapha Filali dans son intervention. Après avoir rappelé que le défunt Mohamed Bouazizi n'est plus l'unique fils d'une Tunisie désormais libre et rayonnante sur le plan international, mais plutôt le fils de la rive ouest de la Méditerranée. «Un martyr dont les gouttes de sang sont devenues des lumières contre le fanatisme et la dictature qui ont sévi dans la région des décennies durant». M.Filali a également indiqué que la région du Sahel a accaparé durant les périodes «Bourguiba» et «Ben Ali» la plus grosse partie des investissements. Alors que les régions intérieures ont stagné sur ce plan. Ce qui a provoqué une sorte de déséquilibre sur le niveau social et économique. Des torts qu'il faudra rattraper et éviter avec le nouveau gouvernement, en y consacrant un chapitre dans la nouvelle Constitution. «La génération des années cinquante, on a échoué, oui on a échoué malgré les efforts consentis à l'ère Bourguiba, à réaliser un développement régional équitable. Le président Habib Bourguiba est un grand homme. C'est lui qui a fondé la notion d'Etat en pariant sur l'éducation, la santé, l'administration, l'ouverture et la tolérance. Mais l'on n'a pu atteindre avec lui cet objectif qu'est l'équité entre les régions. Aujourd'hui, tout l'espoir est de voir ce petit bout du monde, grand par ses hommes, entièrement prospère et développé. C'est à vous de le faire et de l'exiger, en toute sagesse et avec raison», a ajouté M.Filali. Pour sa part, M.Sadok Belaïd a fait remarquer que la Tunisie était un pays relativement équilibré puisqu'il y avait une classe moyenne qui servait de trait d'union entre les classes riche et pauvre. Cette classe qui a disparu il y a quinze ans, a provoqué un fossé et une sorte de hiatus social. Ainsi la Tunisie est devenue semblable à certains pays arabes. Pour ce qui est de la réforme constitutionnelle, M. Belaïd a indiqué qu'il faut revoir les structures et fronts politiques et faire en sorte que toutes les régions soient représentées. Une donnée qui sera prise en considération dans la nouvelle Constitution. Ce point de vue a été confirmé par M. Kaïs Saïd en répondant aux questions des intervenants sur l'élection des membres de l'Assemblée constituante qui aura lieu le 24 juillet prochain. Il a précisé qu'il est question de deux méthodes pour le faire. Soit l'élection par liste, soit l'élection par personne. Avec un certain penchant pour la seconde méthode vu qu'elle permet d'identifier la personne avant de l'élire, puis de la contester en cas de non-respect de son programme électoral. Dans ce sens, M.Saïd a affirmé que l'élaboration d'une nouvelle Constitution est une priorité nationale qui demande une bienveillance constante pour faire face à toutes sortes de ruses ou encore de moyens détournés pour s'accaparer du pouvoir. Il a cité l'exemple de certains partis qui ont présenté des listes contenant des noms relevant du RCD, lesquelles ont été rejetées pour leur manque d'intégrité. Sur ces propos a été clôturée cette rencontre après avoir entonné l'hymne national.