Par Kamel ESSOUSSI Réformer l'assurance maladie comportait d'énormes enjeux financiers souvent contradictoires pour toutes les parties intervenantes dans ce processus : des assurés sociaux qui aspirent légitimement à un accès sans borne à toute l'offre de soins disponible ; une santé publique même non rentable qu'on se devait de sauvegarder pour ses soins individuels et collectifs et surtout pour sa politique de prévention et de formation ; des prestataires de soins de libre pratique qui veulent s'offrir une clientèle potentielle de la Cnss estimée à 8 millions de Tunisiens selon un prix en honoraires et en actes conséquents de plus en plus chers; une Cnam enfin assureur qui ne peut mobiliser qu'une certaine somme d'argent (6,75% de la masse salariale de tous les travailleurs assurés sociaux) pour financer le système. Examinons maintenant un peu cet avorton né fin 2004 sans anticorps pour l'immuniser contre les dérives financières et voyons comment s'en est occupé le ministre des Affaires sociales et le PDG de la Cnam de l'époque, appelés à la rescousse par Ben Ali pour faire aboutir le projet qui traînait depuis 1998, le bichonner et le faire grandir malgré cette tare qu'ils n'ont pas su ou voulu pronostiquer, aggravant en conséquence le cas. Le choix du paiement à l'acte, une dérive annoncée : Le choix fait pour ce mode de paiement à l'acte dans la réforme de 2004 comporte déjà les germes de sa dérive inflationniste. C'est un processus de prise en charge de la maladie en payant chaque acte à part. Le médecin, le pharmacien, le biologiste, le radiologue….interviennent puis la Cnam paie chaque facture. Dans ce processus, la caisse assureur se condamne de la sorte à payer en aveugle et c'est le médecin prescripteur qui s'érige de fait en ordonnateur des dépenses pour elle. La France et l'Allemagne se sont frottées à ce paiement à l'acte et c'est l'Etat qui s'y est piqué. Le fameux «trou de la sécu», comblé tous les ans à coups de milliards d'euros par l'Etat, en est la conséquence. Et pourtant, le service national de santé dit de la « capitation » qui consiste à se mettre d'accord au préalable avec des médecins de libre pratique qui y adhèrent pour les payer forfaitairement tous les mois selon une rémunération convenue fut rejeté net par les professionnels de santé malgré son adoption par tous les autres pays d'Europe, aussi riches que la France et l'Allemagne mais prévoyants. C'était la seule opportunité de maîtriser à la source toutes les dérives financières. On n'a pas su ou voulu la saisir. Les dés étant ainsi jetés, le payement par capitation éclairé rejeté et le choix du paiement à l'acte en aveugle adopté, n'y a-t-il pas des mécanismes de maîtrise des coûts de ce mode de paiement ? En fait, ces garde-fous du paiement à l'acte existent. Même s'ils ne résolvent pas le problème du paiement dans la cécité, ils évitent que l'assurance maladie, handicapée à la naissance, ne coure vers le suicide. Mais encore faut- il que les professionnels de santé puissent s'y résoudre dans les conventions sectorielles à signer avec la Cnam et que le ministère puisse les imposer. Ce ne fut malheureusement pas le cas faute d'une culture de la concession pour les uns et faute d'une loyauté à servir l'Etat pour les autres. La dérive du conventionnement au niveau des signataires : Personne n'en jette mot, mais en tant qu'assureur, la Cnam pouvait, pour maîtriser ses dépenses, faire jouer la concurrence en n'ouvrant pas le conventionnement à tous les professionnels de libre pratique mais en opérant un choix parmi ceux d'entre eux qui accepteraient ses conditions. Cette logique de la concurrence n'a pas pu aboutir. Et pourtant, elle existe bien à la Steg, la Sonede et la Sncft sans que cela soulève un tollé général. La dérive du conventionnement au niveau des tarifs : Les tarifs des honoraires fixés au départ pour assurer l'équilibre financier du régime selon un taux de cotisation de 6,75 % tournoyaient autour de 10 D pour le généraliste et 15 D pour le spécialiste. D'ailleurs même avec ces tarifs, une étude d'experts étrangers avaient prévenu d'un déficit imminent si ce taux de cotisation n'était pas arrondi à 8,75 %. Or non seulement ce taux est resté tel quel, mais de plus les tarifs se sont envolés à 18 D et 21 D remboursés respectivement pour le généraliste et pour le spécialiste. Là encore, les administratifs avaient la hantise du diktat de Ben Ali de faire réussir à mettre debout le système au plus vite, quitte à le fragiliser davantage dans son équilibre financier futur. La dérive du conventionnement au niveau du contrôle médicalisé : Dans tout système d'assurance maladie qui se respecte, la maîtrise des dépenses de soins passe inéluctablement par l'exigence d'un protocole de soins particulier pour chaque pathologie. Ce sont les fameuses RMO ou références médicales opposables – établies par des sociétés médicales américaines mondialement reconnues. Les RMO, pourtant opposables à tous les médecins des pays à la pointe des connaissances médicales par leurs caisses, ont viré chez nous en protocoles thérapeutiques à la tunisienne, simples «recommandations» sur la manière de soigner sans aucune obligation d'aucune sorte. Elles sont de ce fait non dissuasives ou économes en deniers publics. Il est vrai aussi que pour un médecin de libre pratique élevé à la française avec le principe de la liberté de prescrire dans un protocole intime patient-médecin, ces RMO avaient du mal à passer car c'était une intrusion trop flagrante et trop invasive dans la science médicale si vénérée. La dérive au niveau du tiers payant : Il est complètement saugrenu, quand on ne dispose pas de moyens de contrôle, d'ouvrir à l'assuré la seconde option du médecin généraliste qui permet au professionnel de santé de se faire payer directement par la Cnam au lieu du patient. Car et quand bien même la majorité des professionnels de santé sont éthiquement suffisamment responsables pour ne pas frauder, certains parmi eux pourraient être tentés de facturer des consultations fictives ou superflues, de prescriptions abusives de médicaments d'examens biologiques, de scanners et d'IRM. Je n'irais pas jusqu'à dire que ça existe. Mais laisser au seul bon sens des praticiens la mission de maîtriser les dépenses de la Cnam s'avère insuffisant pour verrouiller efficacement le système contre les abus éventuels. Le contrôle est quasi impossible dans le cas du paiement à l'acte. Le tiers payant ne s'accommode réellement qu'avec un système de la capitation où le médecin est payé forfaitairement quel que soit le nombre d'actes effectués. Il est bien loin le temps où la santé du citoyen était au cœur du débat et importait le plus. C'est aujourd'hui son porte-monnaie ou son assurance qui compte. Les problèmes de carte sanitaire cohérente et complémentaire entre l'offre de soins publique et privée, de droit aux mêmes soins pour tous, de santé publique efficiente, et surtout de maîtrise des coûts, personne n'en a cure. Du moins pour le moment où on n'a nulle envie d'agiter ce guêpier monté par Ben Ali. Silence, on a d'autres chats à fouetter. Révolution oblige !