Par Hédi CAMMOUN et Fatah THABET (*) Aujourd'hui, trois mois après le 14 janvier, partout s'installent des instances de «protection» de la révolution, s'organisent des débats, des conférences, où s'opère un apprentissage sur le tas pour beaucoup de citoyens longtemps laissés dans l'ignorance du politique, et qui découvrent plus ou moins ce qu'est notre Constitution actuelle, notre Code électoral, le Code de la presse, la loi régissant les associations, et essayent de se retrouver dans la jungle des partis politiques et de leurs programmes. Dès le lendemain de la chute de Ben Ali, de nouveaux acteurs se sont trouvés projetés au-devant de la scène, jeunes chômeurs, diplômés ou non, déshérités, réclamant dignité et justice sociale. Les militants politiques et syndicaux, les intellectuels, les défenseurs des droits de l'homme adhérèrent à ce qui allait devenir très vite, grâce à leur vigilante contribution, une révolution politique. Aujourd'hui, partout, les débats et les discussions gravitent autour de deux axes principaux : la démocratie et la justice sociale. Il est communément admis que le lien entre ces deux aspirations est clair : la première permettrait d'accéder à la seconde, laquelle conforterait en retour le dialogue social. Ce lien en ferait donc un couple opérationnel pour une gestion juste et pacifique de la société. Ce couple démocratie/justice constitue en fait un cadre conceptuel au sein duquel vont cohabiter des intérêts divers, voire divergents. L'histoire et la pratique politique nous apprennent en effet que c'est un couple à géométrie variable, instable, pouvant pousser le pendule politique de la gauche vers la droite, de la république sociale à l'ultralibéralisme ravageur. Ainsi, par les temps qui courent dans les pays occidentaux, le bulletin de vote laisse la justice sociale sur le carreau, pendant que le capital chevauche la démocratie en toute légitimité, au nom du libéralisme, vers plus de profits. La chute brutale du régime de Ben Ali a ouvert soudainement de nouveaux horizons devant toutes les classes sociales, libérant du carcan de l'Etat-RCD, le capital, les travailleurs, les intellectuels, les jeunes et l'idéologie religieuse. Tous aspirent légitimement à un régime de libertés. Mais sous cette unanime détermination qui se fait jour couvent des sous-entendus, des stratégies différentes, voire contradictoires. Et chacun fourbit ses armes. On rétorquera que c'est le propre de toute démocratie de mettre au grand jour ces divergences qui trouveront au final leur aboutissement à l'Assemblée constituante. Certes, mais en son sein, nombre d'enjeux seront soumis au vote sans qu'ils aient été préalablement débattus publiquement, pour éclairer le vote des électeurs. Parmi ces enjeux, la justice sociale, revendication prioritaire des insurgés, présente en permanence dans les esprits et sur le terrain, dont on appréhende les têtes de chapitre mais sans connaître réellement les voies qui y conduisent. Comment s'y acheminer ? «Le socialisme» n'étant pas à l'ordre du jour, l'Etat républicain de demain sera celui d'une société de classes au mode de production capitaliste. Dans ce cadre, comment sortir le pays du marasme actuel et assurer cette justice sociale qui est la barrière protectrice contre les dérives qui ont généré les maux du passé? L'habillage institutionnel du nouvel Etat démocratique, légitimé par le vote populaire, ne préjugera pas de ses attributs, du rôle qu'il jouera dans l'économie, de ses obligations envers le citoyen, de son implication dans la cohésion sociale et de sa capacité à affirmer sa souveraineté et son autorité, toutes options relevant en fait d'un choix de société. Sans compter que sa légitimité républicaine ne le prémunira pas contre le risque qui le guette, au gré des scrutins, d'être instrumentalisé par des intérêts dominants, les pressions étrangères, et de céder aux alliances parlementaires. Cette problématique est au centre de la justice sociale et nécessite d'urgence un large débat public. Il est en effet primordial de distinguer, dès maintenant, ceux qui œuvrent pour une société plus juste, plus égalitaire et optent donc pour un Etat qui s'investirait dans ce projet, et ceux qui font confiance aux règles du marché, mécanismes aveugles et incontrôlés qui enrichissent ceux qui le sont déjà et précarisent encore plus les couches populaires. Il ressort des débats actuels la nette impression que cette dernière option a la faveur de nombreux partisans. D'abord chez les libéraux, cela va de soi. Mais aussi, et c'est antinomique, à gauche de l'éventail politique où certains affirment que «l'option libérale offre des opportunités non négligeables et est de toutes façons inévitable». Un fatalisme qui n'augure rien de bon. Il suffit d'écouter les discours relatifs au développement régional, où il est fait référence à l'apport des investisseurs étrangers. Aucune leçon n'est tirée des dramatiques conséquences sociales, dues à l'ultralibéralisme dans les pays de tradition démocratique. Reste la mouvance islamiste. Sa composante Ennahdha, qui a modéré son discours depuis la chute de Ben Ali, voit dans cette option le moyen de se réhabiliter aux yeux des chancelleries occidentales, soucieuses avant tout de préserver leurs intérêts et de sauvegarder les structures économiques actuelles. Avec les nombreux hommes d'affaires et membres de professions libérales que comporte leur mouvement, les islamistes y trouvent leur compte : le libéralisme, sous toutes ses formes, n'infirme en rien leur «piété», leurs prêches et leurs actes de bienfaisance, moteurs essentiels de leur prosélytisme Si la nouvelle République veut répondre aux attentes de ceux qui l'ont enfantée, l'Etat doit reconquérir sa souveraineté et le pouvoir de décision requis pour contrôler les secteurs stratégiques de l'économie, dans le but de lutter efficacement contre les déséquilibres régionaux, arbitrer les conflits sociaux et faire barrage aux prédateurs de la mondialisation. Pour cela, il doit se réapproprier ses prérogatives. Sans cela, il n'y aura pas de redistribution de richesses, mais une redistribution des rôles au sein et au profit de patronat. Un tel Etat n'est pas fatalement condamné à la dérive autoritaire : le rôle social qui lui est reconnu par les travailleurs, l'énergie apportée par la jeunesse enfin libérée, les contre-pouvoirs institutionnels ou de la société civile, la contribution des élites progressistes et des démocrates, les éventuelles alliances régionales optant pour les mêmes orientations, conforteront ses assises et sa légitimité. Dans les démocraties européennes, un tel Etat a existé aussi bien en régime parlementaire qu'en régime présidentiel. C'est le cas de la France, sous la IVe République avec ses deux présidents sans pouvoirs réels, et sous la Ve avec le général Charles De Gaulle. C'est l'option libérale à l'anglo-saxonne de Giscard, maintenue par ses successeurs dont le socialiste Mitterrand, qui a conduit à l'amenuisement des prérogatives de l'Etat et à la perte de sa fonction sociale régulatrice au bénéfice des multinationales et de la finance internationale. On est loin du régime de Bourguiba fondé sur le pouvoir personnel et le parti unique, et de la dictature policière et mafieuse de Ben Ali. Il n'y a donc pas lieu de s'enfermer dans l'alternative : parlementarisme ou présidentialisme ? N'est-il pas plus essentiel de mettre en éveil et de mobiliser les forces prêtes à se battre pour plus de justice sociale, en engageant au plus vite et avant la campagne électorale le débat sur les attributs et le rôle du futur Etat, notamment dans les régions défavorisées, terreau fertile des islamistes, prioritairement concernées. Un tel débat est de nature à provoquer un clivage au sein des courants démocratiques, soit parce qu'il sera jugé «prématuré» pour cause d'électoralisme étroit, soit parce qu'il fera apparaître des divergences de fond. A l'instar de celui relatif à la séparation de l'Etat et de la religion, ce clivage qu'il convient d'assumer éclairera le chemin qui mène les forces progressistes vers les élections.