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«La demande de démocratie nous vient du fin fond de notre société !» Entretien avec M. Iyadh Ben Achour, président de la Commission de la réforme politique
La Commission de la réforme politique, chargée de remodeler les textes fondamentaux qui régissent la vie politique de notre pays (Constitution, loi sur les partis, loi sur les associations et code électoral) tient sa première réunion aujourd'hui à Tunis. Composée d'une pléiade d'experts et de juristes, cette commission constitue à proprement parler la cheville ouvrière du processus de transition démocratique naissant. Comment fonctionne-t-elle‑? Quelles sont ses priorités‑? Quelle est sa composition ? Pour en savoir plus, La Presse a approché M. Iyadh Ben Achour, président de la Commission de la réforme politique. Entretien. Il est beaucoup question de la commission que vous présidez dans les médias. Néanmoins, il peut être utile de faire le point sur les missions et les objectifs qui sont les siens… Les objectifs de la mission que je préside sont de deux types. Le premier type correspond à des objectifs urgents : préparer les futures élections sur la base des principes qui ont été adoptés par cette révolution de janvier 2011 en Tunisie, principes d'élections pluralistes, disputées, sincères, en un mot démocratiques. Pour réaliser ces objectifs urgents, il va falloir procéder à une refonte totale de tous les textes qui organisent la vie électorale tunisienne, et en particulier le Code électoral. Ce code contient un certain nombre de dispositions qui ne correspondent pas du tout à l'esprit démocratique : il faudra les abroger ou les modifier… Exemples : le parrainage des élections par trente députés ou présidents de municipalité; les délais de campagne électorale; les délais d'inscription sur les listes électorales… A ce propos, les citoyens sont très perplexes actuellement. Il faut leur expliquer que le délai du 29 janvier pour les prochaines élections sera évidemment remplacé. Tout ce qui a servi à bâtir la dictature, notamment la dictature électorale, sera révisé, pour permettre des élections réelles, qui répondent aux standards internationaux : des élections supervisées par des observateurs aussi bien au niveau national qu'au niveau international. Voilà pour la première catégorie d'objectifs : la refonte de notre système électoral pour permettre des élections dignes d'un système démocratique. Le deuxième type d'objectifs consiste à refaire tout le paysage juridique tunisien en matière de libertés. Nous avons des lois liberticides dans ce pays. Le gouvernement ancien a pratiqué la dictature par la loi. Il a utilisé la loi pour tuer le droit. Pour vider de son sens l'Etat de droit. Le discours de l'ancien régime était un discours basé sur l'Etat de droit, mais ce n'était que du discours. Il a été vidé de son sens dans le vécu quotidien, mais aussi à travers des lois, des lois scélérates. Parmi ces lois, il y a d'abord celle qui a provoqué ma démission du Conseil constitutionnel : la loi du 2 avril 1992 qui a modifié le régime juridique des associations et qui était à mon avis totalement anticonstitutionnelle. Par conséquent, il va falloir revoir cette loi sur les associations. Il y a également la loi sur les partis politiques, celle sur le financement des partis politiques, le code de la presse… Il faudra peut-être aller jusqu'à la Constitution. C'est envisagé ? Oui, bien sûr, parce qu'avec la Constitution actuelle on ne peut rien faire de sérieux : tout est verrouillé d'avance… Il va falloir également simplifier le paysage constitutionnel : la Tunisie souffre d'un excès d'institutions constitutionnelles. C'est un immense chantier qui est ouvert devant nous… Il faut savoir ce que l'on veut : ce peuple s'est révolté pour avoir un Etat démocratique… Quels sont les mots d'ordre que nous avons entendus ? Démocratie, mains propres, alternance au pouvoir, dignité humaine, droit au travail ! Eh bien, il faut que notre législateur se mette au service de ces exigences. Nous allons travailler pour les principes de la révolution. Nous avons donc tout un arsenal juridique à revoir. Est-ce que la révision de la Constitution pose un problème de votre point de vue, au niveau de la procédure ? Au niveau de la procédure, je pense qu'une révision de la Constitution ne pourra pas être menée par l'actuelle Assemblée et par la Chambre des Conseillers. Donc il faudra attendre la dissolution de cette Assemblée et l'élection d'une nouvelle… Donc, après les élections, pas avant ? Oui, mais c'est une possibilité, celle en laquelle on s'engage maintenant : préparer d'abord les élections présidentielles… Le fait de garder la Constitution en l'état n'est-il pas de nature à empêcher le déroulement d'élections telles qu'on les souhaite? Sur le plan de la lettre oui, mais il faut considérer l'esprit de la Constitution et les circonstances qui nous entourent. L'article 57 de la Constitution actuelle vous dit que les élections présidentielles doivent être organisées dans un délai de 45 à 60 jours. Mais tout le monde sait que cela est impossible. L'article 57 a été conçu pour le temps de paix, c'est-à-dire pour des circonstances ordinaires, habituelles, où le président de la République démissionne, ou meurt, par exemple. Dans ce cas, c'est tout à fait logique que le pays ne reste pas longtemps sans chef d'Etat. Or, ici, nous venons de traverser une révolution. Aucun juriste sérieux ne pourra dire : «Au nom de la Constitution, il faut organiser des élections dans les deux mois». Car ce serait une farce électorale. Il faut donc recourir à l'idée de force majeure : nous sommes dans des circonstances exceptionnelles… Le délai de deux mois est impossible à respecter pour plusieurs raisons. D'abord parce que les partis d'opposition ne sont pas prêts, ensuite parce que l'administration elle-même n'est pas prête, avec les mauvaises habitudes qui ont été prises et qu'il faudra changer et, enfin, parce que la préparation des lois qui vont encadrer ces prochaines élections va demander du temps. Nous sommes déjà au 31 janvier et nous n'avons même pas encore commencé notre travail et nos consultations. Nous voulons que cette commission travaille dans la transparence, dans la clarté et dans la consultation la plus générale possible de toutes les forces politiques et civiles de ce pays : il faudra écouter tout le monde. Et chacun a un point de vue : les partis ont chacun leur point de vue, il y a aussi des personnalités qui sont à écouter en tant que telles… Or, pour écouter tout le monde, il faut un peu de temps ! Il y a déjà eu des discussions au sujet de la composition même de la commission. A quels critères a-t-il fallu qu'elle réponde? La commission comprend un groupe d'experts qui sont des juristes publicistes, des spécialistes de droit public, qui n'ont pas participé à l'ancien régime, qui n'ont pas soutenu la candidature de l'ancien président pour 2014, par exemple, et qui ont de l'expérience et de la compétence dans le domaine du droit public. Mais je répète que cette commission travaillera sur des bases, et ces bases, ce sont les constituants de la société politique et de la société civile qui vont nous la donner. C'est pour cela qu'il faudra tous les écouter. C'est à partir de leurs opinions qu'on préparera les textes juridiques nécessaires. Le problème des textes n'est pas très difficile. Ce qui est plus difficile, c'est le consensus : comprendre le consensus entre toutes les forces politiques de ce pays tout en n'oubliant jamais les principes pour lesquels sont tombés des Tunisiens. On évoque ici ou là l'hypothèse d'un passage à un régime parlementaire : qu'en pensez-vous ? Je n'ai pas d'option, tout est possible, tout va dépendre de ce qui se dira avec les personnes que nous rencontrerons. Mais il y a, c'est vrai, l'idée de se débarrasser du régime présidentialiste, idée qui fait à peu près l'unanimité. Le travail de la commission va se poursuivre au-delà de la période qui nous sépare des élections, n'est-ce pas ? Oui, je pense. Enfin, c'est ce qu'il me semble. Tout dépend bien entendu de l'évolution politique du pays, des autorités qui seront en place. Nous serons, pour notre part, toujours disposés à travailler. Mais je pense que, normalement, le travail de la commission devra aller au-delà des élections présidentielles. Quels écueils peut-on prévoir sur le chemin de cette commission ? Oui, les écueils ! Il faudra éviter la perte de temps inutile, les discussions vaseuses et les polémiques, éviter de perdre de vue les principes pour lesquels nous travaillons, les grands principes que le peuple nous a fait entendre et que nous sommes tenus de respecter. Le risque est présent ? Le risque… Il y a un certain nombre de principes démocratiques qui ne sont malheureusement pas partagés par tous. Cela dit, le peuple tunisien, nous l'avons tous entendu et son appel est clair. L'importance de cette révolution réside dans le fait que la demande démocratique est une demande interne à notre société : plus personne ne peut plus nous dire que la démocratie est une idée occidentale. A partir de janvier 2011, la démocratie est une idée tunisienne : c'est une demande intériorisée. C'est cela l'importance de l'événement. Avant, on nous opposait sans cesse l'argument selon lequel la démocratie et le système des partis nous viennent de l'Occident. Le peuple tunisien vient de nous dire que l'idée démocratique n'est ni occidentale ni orientale, elle est tunisienne, et vous venez de voir les répercussions qu'elle a sur l'ensemble du monde arabe. C'est à partir de la Tunisie de janvier 2011 que le monde arabe découvre que l'idée démocratique lui appartient aussi. Le peuple nous dit que la demande de la démocratie nous vient, non pas de l'Occident, mais du fin fond de notre société. L'écueil serait donc que cette nouvelle donne ne soit pas suffisamment prise en compte par certains interlocuteurs ? Oui, ce sont les discussions oiseuses et les polémiques. C'est pour cela que je préfère la méthode de la consultation à celle de la «conférence nationale» et du «forum» qui regroupe tout le monde. Je préfère consulter les partis et les associations, un à un, groupe par groupe, plutôt que de réunir une immense assemblée : méthode dont nous connaissons les dangers. Est-ce que le travail de consultation commence bientôt ? Les experts juristes ne se sont pas encore réunis : ils le feront mercredi prochain (aujourd'hui, Ndlr). Vous voyez donc à quel point le délai de deux mois prévu par la Constitution est impossible à respecter !