Par Chaghal HABIB Au lendemain de la révolution, les acteurs politiques, partis, société civile et Ugtt s'emparent de l'espace politique à travers les médias, les sit-in et les manifestations pour imposer des décisions au gouvernement provisoire affaibli par l'absence d'institutions légales et le refus d'une certaine frange de la population de respecter les structures de l'Etat vidé de son essence par l'ancien régime. Les travailleurs et les employés du secteur public ou du secteur privé échappent de plus en plus à tout encadrement, créant une confusion peu propice à assurer la sécurité des citoyens, surtout au lendemain des propos de l'ancien ministre de l'Intérieur dévoilant sur une chaîne de TV que le nombre de policiers ne dépasse guère les 50.000 soit moins de 13.000 par tranche horaire. Or un gouvernement, quelle que soit sa nature, ne peut pas agir efficacement sans la sécurité et la légitimité (en l'absence de légalité). Or la légitimité réelle du gouvernement de M. Caïd Essebsi émane de l'adhésion de la majorité silencieuse qui ne s'associe plus au sit-in de la Kasbah et aux autres manifestations de rue. Rappelons à ce propos que les plus grandes manifestations durant la révolution avaient eu lieu à Sfax pratiquement sans incident sauf l'incendie du siège régional du RCD et pour cause. Cependant, si la population largement silencieuse et sans repères politiques appuie le gouvernement provisoire, ce sont les représentants des partis politiques, de tendance islamique, baâthiste, nassériste et communiste avec toutes leurs variantes qui tentent d'imposer leurs choix et leurs orientations au gouvernement à travers l'Instance supérieure de la réforme politique. La confusion de la situation politique actuelle et la faiblesse du gouvernement face à certains partis politiques sont dues essentiellement à l'insécurité un peu partout dans le pays et la crainte des affrontements éventuels entre la police et les manifestants avec les conséquences que l'on peut imaginer. Cette peur risque de perdurer tant que les enquêtes n'auront pas clarifié dans quelles circonstances il y a eu tant de morts pendant la révolution et dévoilé l'identité des snipers et leurs commanditaires. Plus le gouvernement tend à justifier son action face aux activistes de certains partis politiques, plus ces derniers exigent de nouvelles concessions qui correspondent paradoxalement à des slogans annoncés par anticipation sur la chaîne «Al Jazeera» comme étant des aspirations de «la rue tunisienne». Pour ne prendre qu'un seul exemple : cette chaîne avait annoncé depuis plusieurs semaines que la rue récuse le droit aux ex-cadres du RCD de se présenter aux élections de la prochaine Constituante. Lui emboîtant le pas, certains partis politiques avaient brandi en son temps un appel en vue d'exclure de ces élections tous ceux qui avaient assumé des responsabilités politiques à tous les niveaux sous l'ancien régime pendant les dix dernières années. Cependant lorsque le correspondant à Tunis de cette chaîne annonça il y a quelques jours que c'est toute la période de l'ancien régime qui est réclamée par «la rue»,la commission Ben Achour décide d'adopter une recommandation qui va dans ce sens. Il est certain que l'adoption d'une telle proposition par le gouvernement débouchera sur une «fitna» et créera dans le pays une situation politique et sécuritaire plus grave que ce qu'elle est aujourd'hui. En effet, il faut s'attendre à une prise du pouvoir par les islamistes d'Ennahda avec toutes les conséquences qui pourraient en découler pour une société majoritairement moderniste. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à lire le statut du mouvement de la tendance islamique que R. Ghannouchi considère dans une récente déclaration à la presse comme étant la référence du parti «Ennahdha». N'en déplaise aux responsables actuels de ce mouvement tels que Ghannouchi, Zitouni ou Lourimi, le projet de société préconisé par le parti héritier du mouvement de la tendance islamiste est aux antipodes des espérances de la société tunisienne dans son immense majorité. Pour donner un exemple très significatif du contenu de ces statuts, on peut citer le paragraphe 6 qui stipule que : les raisons du sous-développement politique, économique et culturel de notre société (tunisienne) créent chez les islamistes un sentiment légitime d'une responsabilité divine, nationale et universelle (rien que ça) afin de mettre tous leurs efforts au service de la libération réelle du pays et assurer son émancipation sur les bases justes de l'Islam… Est-on plus clair pour savoir ce qui attend la société tunisienne de la part de ces responsables politiques convaincus de leur mission divine libératrice. Mais comment permettre au parti politique «Ennahdha» minoritaire dans le pays de détenir la majorité dans les prochaines élections ? La manipulation médiatique des responsables de ce mouvement qui se découvrent comme de vrais défenseurs de la démocratie et des libertés et l'aversion légitime des autres partis politiques de gauche envers l'ancien régime ont catalysé l'option zéro de participation des anciens responsables aux prochaines élections, quels que soient par ailleurs les démêlés des uns et des autres parmi ces responsables, très nombreux, avec le clan politique du président déchu. L'on occulte volontairement que les progrès économiques enregistrés durant les deux dernières décennies reconnus par toutes les instances internationales ont été l'œuvre du peuple tunisien, «soutenu» par ces milliers de responsables compétents et professionnels majoritairement soumis à une obéissance forcée au pouvoir politique telle que merveilleusement décrite par Elisabeth Hibou dans son livre sur la Tunisie La force de l'obéissance paru en 2006. Il est indéniable que M. Ben Achour, président de l'Instance suprême de la réforme politique et de la sauvegarde des objectifs de la révolution, n'a pas pu amener les membres de la commission à dépasser les passions pour présenter des propositions pragmatiques sous forme d'options et éviter un vote sur les choix des uns et des autres comme cette boutade de la parité pour les listes électorales. Les dames membres de cette commission pensent-elle réellement que la parité défendra les acquis actuels de la femme en Tunisie. Ce serait faire preuve d'une naïveté politique que d'y croire. Ces militantes des droits de l'homme devraient savoir que nous sommes en face de deux projets de société, celui de Bourguiba le réformateur et celui des islamistes; ces projets sont condamnés à s'affronter tant que les mouvements islamistes continuent à réclamer l'espace public pour leur projet et la parité n'y changera rien. Pour sortir de l'impasse qui se profile avec les recommandations de la commission Ben Achour et éviter à la nation un désastre au lendemain du 24 juillet prochain, il n'y a qu'une seule alternative : procéder à cette date à des élections pour une Constituante selon le système de liste à la proportionnelle et une circonscription unique (tout le pays) avec pour unique mission d'élaborer une nouvelle Constitution (certains diront amendement de l'actuelle), et ce, pour une période de six mois et prévoir des élections législatives et présidentielles (le cas échéant) le 14 janvier 2012, jour anniversaire de la révolution. Le président et le Premier ministre garderont leurs prérogatives jusqu'à cette date par un décret-loi. Cette procédure déterminera les forces politiques du pays qui s'associeront pour déterminer la nature des institutions politiques d'une ère nouvelle digne de la révolution, même les indépendants soucieux de participer à la Constituante pourraient être présents. Ils n'ont qu'à choisir une couleur…