Par Yassine ESSID En ce début de deuxième décennie du XXIe siècle, les pays arabes semblent en bonne voie de rompre irrémédiablement avec cette malédiction qui les a accablés pendant plus d'un demi-siècle: la dictature et son cortège tragique de népotisme, corruption, répression, violation des droits de l'Homme et bien d'autres transgressions. La paupérisation croissante d'une large frange de la société côtoyant l'insolente richesse d'une oligarchie alliée au pouvoir n'excluaient pourtant pas une certaine modernisation des structures économiques et sociales du pays, lui permettant de mieux résister à la crise et d'afficher un taux de croissance estimable. Jusqu'au tournant de janvier 2010, les Tunisiens s'en remettaient pour tout ce qui concerne leur destin, politique aussi bien qu'économique, à l'Etat et ses incarnations vivantes, président et caciques de son parti. Ainsi rien ne venait perturber leur insouciance du lendemain grâce à un pacte longtemps convenu entre un peuple et les tenants du régime: ni débats d'idées, ni contestation politique, ni intérêt partagé pour la chose publique, mais une relative stabilité socioéconomique qui s'accommodait tant bien que mal de la privation de liberté politique assurant par là le statu quo. Tout était médité, anticipé, décidé, exécuté par la seule volonté d'une autocratie tout à la fois omniprésente, omnipotente et omnisciente. Dans ce cas, à quoi bon réfléchir à l'avenir économique et social du pays ? Les mots d'ordre des manifestations précédant la chute du régime avaient pour seule exigence le départ du dictateur et la fin de la répression. Pourtant, c'est bien l'économique et le social qui étaient au cœur du soulèvement du 14 janvier, alors même que nul signe alarmant des instances internationales ne venait inquiéter le régime confronté malgré tout à un taux de chômage croissant, à l'appauvrissement de la classe moyenne et à la dégradation des conditions de vie des plus pauvres. La conquête des libertés politiques, chèrement payées, a depuis permis la naissance d'un marché du politique jusque-là inexistant et l'apparition de nouveaux acteurs d'autant plus actifs, qu'ils ont fait face à des gouvernements faibles et timorés, ce qui risque, à terme, de mener à la dévalorisation même du politique. L'indécente précipitation pour le pouvoir et la prolixité du discours politique contrastent fortement avec la faiblesse des débats sur l'avenir économique de la Tunisie au sein du gouvernement comme dans la Cité. Comment expliquer qu'on puisse continuer à ergoter sur la démocratie quand l'urgence porte sur l'emploi de près de 700.000 chômeurs, sur la baisse des revenus de l'Etat, sur l'impérieuse relance de l'activité économique, sur la hausse des prix et l'approvisionnement des marchés ? De telles questions, certes de première importance, ne semblent pas susciter autant d'intérêt que les échéances électorales, non pas parce que les gens sont obsédés par l'importance de la compétition politique, mais parce que personne ne semble posséder de solution encore moins de vision quant à l'avenir économique du pays. Simplement parce que l'action économique, bien que présente dans tous les esprits, n'est pas encore constituée en enjeu politique représenté dans l'impératif démocratique. Pourtant, les processus électoraux sont stratégiquement conçus pour répondre à la demande de démocratie qui, en Tunisie, se situe aujourd'hui sur le terrain des réformes économiques, de même que le gouvernement de transition ne manque pas d'économistes, sauf qu'ici aussi la reconversion de la compétence économique en compétence politique n'est pas encore entièrement réalisée. Le problème vient du fait que la structure du régime défunt n'a pas permis à la science économique d'opérer sa valorisation dans l'espace public. Elle est toujours restée de l'ordre du technique et même du technocratique et non du politique en conservant cette fâcheuse propension à réduire le monde à ses seuls aspects économiques. En revanche, ce sont surtout les juristes qui s'étaient adjugé en masse la science du gouvernement et le droit de prendre part à la définition de la réalité sociale. Qu'il s'agisse de liberté, de justice, d'administration, de luttes d'intérêts, de politique étrangère ou de problèmes sociaux, tout semble relever de cette revendication de juridiction opérée par les «conseillers du prince» vers de nombreux domaines. Ainsi l'économie ne semble pas faire encore partie des performances requises d'un politique et relève encore de la compétence des technocrates, parfois d'importation, comme ce fut le cas avec les premiers gouvernements de transition. Pour que l'économiste accède aujourd'hui aux qualités requises pour se hisser au métier politique, il lui faudrait opérer une transformation préalable de sa science, en l'adaptant notamment dans le domaine d'action économique d'un Etat sous-développé en voie de démocratisation, en l'intégrant aux réalités complexes et multiformes du pays, en cherchant à remettre en question notre propre modèle de développement en y intégrant les valeurs de justice et d'équité dans une économie mondialisée au lieu de s'arc-bouter sur le taux de croissance. La question pour l'économiste est de savoir comment doit se définir, dans cette phase de transition démocratique, le rapport entre l'économique et le politique ? Comment assurer la démocratie tout en réglant la question économique ? Comment l'électeur, qui disposera pour la première fois du droit de vote sans que son suffrage soit contrôlé ou prédéterminé, affrontera-t-il les enjeux économiques qui ne manqueront pas d'être présents sinon dans les scrutions du moins au lendemain du scrutin? En cherchant à répondre à ces questions, il n'est pas question pour l'économiste d'imposer un point de vue sur le monde, mais de peser par son savoir sur les pratiques sociales de manière à ce que la vision essentiellement économiciste du monde ne devienne pas celle de tout le monde.