Par Salah DARGHOUTH * Au moment où grâce à sa vaillante révolution, la Tunisie fait l'objet de tant de manifestations de respect et d'admiration et de tant de promesses, dispositions et engagements de la part de ses partenaires pour l'aider à attaquer les causes profondes qui ont provoqué cette révolution, certaines voix appellent à la vigilance, alors que d'autres s'élèvent pour brandir la «théorie du complot» — un complot qui conduirait le pays au surendettement, à l'insolvabilité et à la faillite. Les plus extrémistes parmi elles appellent au rejet pur et simple de tout recours à l'aide extérieure. Tout en respectant les points de vue des uns et des autres, je voudrais apporter dans les paragraphes qui suivent quelques éclaircissements sur un certain nombre de points qui me semblent importants pour bien comprendre les enjeux de cet important sujet et enrichir le débat. Pourquoi recourir à l'aide extérieure? A l'état actuel de son développement et comme cela est le cas pour tous les pays en développement et un grand nombre de pays développés, la Tunisie est obligée de recourir aux ressources extérieures pour pouvoir réaliser ses programmes d'investissement et assurer les niveaux aspirés de croissance économique et de développement social. Ce recours est nécessaire pour combler les déficits résultant essentiellement d'une épargne nationale faible (qui n'est que d'environ 20% actuellement et qui peut bien être doublée) et d'une balance courante négative. Sans rentrer dans le détail, cette dernière comprend principalement trois composantes : la balance commerciale (revenus des exportations moins ceux des importations) qui est largement négative, les revenus du tourisme, et les revenus nets résultant des transferts effectués par nos compatriotes vivant à l'étranger et la population non-résidente habitant actuellement en Tunisie. Le ralentissement du moteur économique des derniers mois, la contraction des activités touristiques, et le besoin légitime et pressant de lancer un programme massif de développement de l'infrastructure et d'investissements à plus haute valeur ajoutée et générateurs d'emploi, surtout dans les zones déshéritées du pays, rendent incontournable la poursuite du recours à une aide extérieure appropriée. Quelles sont les principales composantes de l'aide extérieure? Comme toute aide internationale, celle dont bénéficie la Tunisie comprend essentiellement une composante publique et une composante privée. La composante publique (communément appelée «aide publique au développement») est contractée pour aider à la mise en œuvre des programmes de développement du gouvernement. Elle est bilatérale quand elle provient directement des gouvernements ou agences de développement des pays partenaires ou multilatérale quand elle provient d'institutions de développement régionales (comme la Banque africaine de développement, le Fonds européen de développement, le Fonds arabe de développement économique et social, etc.) ou internationales (comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, la Banque islamique de développement, le Pnud, le Fonds mondial de l'environnement, la FAO, etc.). La composante privée de l'aide est en grande partie constituée d'emprunts et tirages sur le marché financier international et de financements directs venant appuyer les investissements privés directs ou de portefeuilles étrangers effectués en Tunisie (principalement dans l'énergie, le tourisme, l'immobilier et les industries manufacturières). Pour donner un ordre de grandeur de l'enveloppe globale et de la taille relative de ces différentes composantes, les flux nets de financement extérieur de la Tunisie ont été d'environ 2,2 milliards $EU en 2009 dont moins d'un tiers en aide publique et le reste en apports privés. Le quart environ de l'aide publique a été obtenu sous forme de dons et le reste sous forme de prêts et de crédits en majorité à moyen et long terme (5 ans ou plus) moyennant des taux d'intérêt inférieurs à 5%. Quels sont les principaux pourvoyeurs de l'aide publique à la Tunisie? L'Europe, le Japon, la Banque africaine de développement (BAD) et la Banque mondiale sont les principaux pourvoyeurs de l'aide publique à la Tunisie. Plus des 3/4 de cette aide ont été fournis en parts quasi-équivalentes par la France, par les autres pays européens (notamment l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, la Belgique) et par le tandem BAD/Banque mondiale. La coopération avec le Japon connaît une remarquable expansion depuis quelques années pour dépasser les 90 millions $EU par an en 2008-2009. L'aide économique directe du Canada vient très loin derrière avec moins de 10 millions $EU. Celle des Etats-Unis est insignifiante. Quels sont les principaux domaines d'utilisation de l'aide publique au développement ? Quel que soit le partenaire technique et financier, les cadres compétents des directions techniques chargées de la coordination, l'affectation et la négociation de l'aide publique extérieure (principalement au ministère de la Planification et de la Coopération internationale, au ministère des Finances et à la Banque centrale de Tunisie) font en sorte que tout financement public extérieur s'inscrit dans le cadre des objectifs, stratégies et programmes des différents plans quinquennaux de développement. A titre indicatif, l'aide publique de ces dernières années a été affectée pour moitié environ aux secteurs des infrastructures et de développement économique (routes, pistes rurales, eau, énergie, communications, développement rural, agriculture, forêts, etc.), pour un tiers à ceux du développement social et humain (éducation, santé, population, aide humanitaire), et le reste pour des interventions multi-sectorielles ou thématiques (gestion des ressources naturelles, protection de la nature, environnement, recherche, technologies de l'information, etc.). Qu'en est-il des dettes générées par l'aide internationale ? Le montant cumulé (ou encours) de la dette de la Tunisie était d'environ 17 milliards $EU en 2009. Environ 2/3 de cet encours sont dus par l'administration et un tiers par les entreprises. Le règlement de la partie moyen — et long — terme de cette dette est redevable principalement (pour près des 2/3) en euros et le reste en dollars EU, yens japonais et dinars koweïtiens. Le montant annuel de remboursement de cette dette (ou service de la dette) avoisinait les 2,5 milliards $EU en 2009. Deux indicateurs sont communément utilisés pour déterminer le poids de la dette sur l'économie d'un pays. Il s'agit premièrement du ratio de l'encours de la dette par rapport au produit intérieur brut (PIB) et deuxièmement du taux du service de la dette par rapport aux revenus des exportations de biens et services. Pour le cas de la Tunisie, le premier ratio a été d'environ 37% et le second de 10% en 2009. Il est intéressant de noter que bien qu'assez comparables à ceux enregistrés dans les pays à revenu moyen intermédiaire non-exportateurs de pétrole (comme la Jordanie, le Liban ou le Maroc), ces taux sont significativement inférieurs à ceux des pays dont l'économie est en pleine relance économique (comme l'Inde, le Brésil, l'Indonésie ou la Turquie). Ils sont toutefois sensiblement supérieurs à ceux des pays émergents qui ont déjà passé le cap de restructuration de leur économie et réussi à atteindre et soutenir un très haut niveau de croissance économique (comme la Chine, la Thaïlande et à une moindre mesure le Vietnam). C'est pour cette raison que les compétences spécialisées tunisiennes et étrangères s'accordent à dire que la dette actuelle de la Tunisie est tout à fait gérable. Ce n'est pas par hasard que ce genre d'affirmations a été fait récemment, entre autres, par le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie ou par le président de la BAD et implicitement reconnu dans l'appel lancé par d'éminents économistes internationaux et détenteurs du Prix Nobel en faveur d'un «plan Marshall» pour la Tunisie.