Par Hédia BARAKET Avant le 14 janvier, les journalistes tunisiens subissaient l'atteinte extrême; la plus grave et la plus pernicieuse qu'une catégorie professionnelle et qu'une personne humaine en général puissent subir : celle de ne pas être. Celle d'être dépossédé de ses moyens et de ses possibilités de journaliste. Celle de se voir au mieux accorder un statut et un rôle vidés de leur consistance. L'atteinte à la profession relevait alors du déni absolu, de l'anéantissement total. Le journaliste n'avait pas d'existence en soi. Il avait à choisir entre le propagandeur du régime ou le rebelle marginalisé et stigmatisé ou rigoureusement sanctionné comme un délinquant de droit commun. Entre ces deux extrêmes, se situait la masse des journalistes dependants juste d'un salaire qui pouvait à toute contestation leur être refusé. Il leur restait à changer de métier ou se taire à jamais… La suite est connue. Peu ont changé de métier. Beaucoup, engagés dans une sorte de pari singulier, ont simplement tiré une bien fragile légitimité du simple fait de se démarquer de la caste des propagandeurs, de limiter les dégâts, de ne pas participer activement au massacre de l'info et au degré zéro de la politique. Ils se rendaient à peine compte qu'ils n'avaient plus de consistance ni pour le régime ni dans la société. Ils ne comptaient plus ni comme pouvoir ni comme simple profession. Or, il ne peut y avoir d'atteinte, d'humiliation pire que celle de ne pas compter. Depuis le 14 janvier, les journalistes tunisiens comptent désormais. Ils tentent, tant bien que mal, de se réapproprier leur condition, de recoller leurs morceaux inégaux et de rattraper la profession perdue. Dans d'autres conditions, ils se seraient naturellement effacés derrière la couverture de la révolution et son lot d'évènements comme le veut la règle d'or de la profession. Ils auraient juste laissé leur professionnalisme et leur technicité parler. Ce ne fut pas le cas. Ce n'est pas que tous en manquait, comme on se plaît à le leur reprocher. La vérité est qu'il ne suffisait pas de couvrir objectivement la révolution. Il était pratiquement impossible de vaquer “professionnellement” à sa mission. Partie d'une société en ébullition, il semblait inévitable de se metre en scène, d'être au cœur de l'évènement et partie prenante de l'actualité. Pour cette catégorie en particulier, il fallait, de plus, se reconstituer pouvoir parmi les pouvoirs, en life, dans l'improvisation totale et le désordre absolu. Spectaculairement, la profession est devenue l'une des consistances chroniques et épisodiques de la révolution. Balbutiements, erreurs, dérives, esclandres ont suivi, mais aussi réussites et performances plus discrètes sont sorties du néant. Les bilans de cette dynamique folle apporteront à temps la lumière sur les hauts et les bas, les tendances et les fléchissements de ce qui comptera, dans l'histoire de notre presse, comme tournant capital. Car avec ses tares héritées et ses nouvelles possibilités, ses mouvements organisés et ses convulsions, la profession journalistique est venue à occuper l'espace jusque-là interdit ; ses lieux d'exercice évidents. Phénomène tout à fait nouveau et surprenant dans un pays, parmi un peuple et des dirigeants qui comptaient sans les journalistes. Conséquence directe, les atteintes ont changé de forme et de fond. Elles ne relèvent plus du déni absolu. Elles relèvent désormais de l'attaque outrée et de l'agression dépitée contre ce corps qui, soudain, se déploie dans le paysage, reprend ses quartiers et commence à déranger les vieux pouvoirs assis ; politiques et financiers, notamment. Ouvertement, on le critique, on moque son ignorance et son insoutenable légèreté. Au fond, on l'appréhende, on redoute son nouveau déploiement et ses dangereuses libertés. Dans la Tunisie de l'après-14 janvier, les journalistes ressemblent de plus en près à des correspondants de guerre qui ne savent plus de quel camp partirait la balle ciblée ou la balle perdue. Les attaques viennent tour à tour d'un public frustré leur reprochant les années d'absence et de complicité, de politiques et de lobbies économiques pour qui la présence des journalistes est vécue comme une menace. De là à ce qu'ils apprennent la nouvelle règle du jeu, de là à ce qu'ils comprennent que cette présence est un signe de bonne santé, ils “se défendront.” Voilà qui explique peut-être, mais n'excuse point, les attaques récentes et moins récentes dont des journalistes font l'objet. Quant aux scribes qui composent des mensonges diffamant une consœur ou un confrère afin de justifier l'atteinte qui lui est portée dans l'exercice de sa profession, ils n'ont pas par définition place dans une profession organisée. Reste, dans cette première et dure épreuve de démocratie, à avancer en rangs serrés vers une société démocratisée où les journalistes ne se font ni tabasser ni humilier, en tirant quelque force d'un leitmotiv qui, en attendant dit au moins ceci : “Je dérange, donc je suis !”.