Le rôle du penseur est de dénoncer les tares, les travers et les vices de ses contemporains. De par l'influence notable qu'il exerce par la qualité, la profondeur et la puissance de ses idées, le penseur peut servir de référence ou exemple vivant à l'aune duquel il nous sera permis de mesurer son impact sur la société. Aujourd'hui, il est clair que le principe essentiel sur lequel se fonde l'ensemble de la société civile, à la base de la cohésion sociale, est de s'en remettre aux penseurs pour régler des litiges supposés diviser l'opinion publique, à savoir la place de la religion et, partant, la question de l'identité musulmane des Tunisiens, à supposer qu'elle était mise en doute. Dès lors, pourquoi toute cette agitation qui secoue par intermittence le pays au point de détourner l'attention générale des questions cruciales qui se posent à la société et de créer une psychose de la guerre civile‑? Une menace devenue obsessionnelle qui pèse sur l'avenir des Tunisiens et qui risque fort de les entraîner dans des situations de non-retour où il leur serait difficile de revenir en arrière. Avant de savoir si cette menace est bien réelle, à moins qu'elle ait été délibérément grossie, voyons pourquoi et dans quelles circonstances en sommes-nous arrivés là‑! Dans le projet nébuleux des partis appartenant à la mouvance islamiste qui n'admettent aucune autre couleur que la leur, le seul corollaire auquel ils croient et qui se déduit d'un Islam pur et dur qu'ils tiennent pour axiome intangible et sacré, est l'imposition de la chariaâ islamique. Une chariaâ qu'ils défendent aveuglément en vertu de laquelle toute dérogation ou transgression aux règles prescrites par la loi coranique peut conduire jusqu'à la mort. Pénétrés et imbus du principe de la loi canonique conforme à la foi et à la discipline religieuse telles qu'elles sont enseignées dans le Saint Coran, ces illuminés qui se croient détenteurs de la vérité absolue dont ils se prévalent se sont indûment arrogé le pouvoir d'exercer une autorité sans partage, d'interdire le droit à la parole aux autres et de prononcer l'exclusive contre quiconque oserait s'opposer à leur diktat. «Quand tout le monde est du même avis, c'est que personne ne réfléchit beaucoup», disait le philosophe britannique Walter Lippman. C'est là justement qu'intervient le penseur qui s'exprime sans excès et dont les propos sont empreints de sagesse, de raison et se situent à l'écart des discours extrêmes. Les penseurs ou humanistes qui désirent rompre avec la tradition théologique et l'enseignement rétrograde qui favorise l'émergence d'une attitude hostile au progrès sont à ce point indispensables aujourd'hui d'autant qu'ils défendent courageusement les libertés publiques de toutes sortes (liberté de conscience, liberté de culte, liberté naturelle) et qu'ils placent l'homme et les valeurs humaines au-dessus des autres valeurs. C'est pourquoi il est nécessaire de dénoncer et de condamner vigoureusement certains forfaits commis sur la voie publique, en toute impunité, et qui constituent un outrage, une gifle infligée à notre sentiment patriotique. Parmi les forfaits commis en violation des libertés publiques, il en est un, le plus abominable d'entre tous, celui de porter atteinte au drapeau tunisien qui est le symbole de la prééminence des valeurs fondamentales de la nation. Le déchirer et le fouler au pied n'est pas seulement un acte de grand mépris vis-à-vis de toute la nation, mais également il peut être significatif d'une intention de dernier ressort, d'un abattement profond quant à la volonté désespérée de soumettre dix millions de Tunisiens à la sinistre injonction salafiste, dérivée du wahabisme. Dans leur projet, ces derniers ont l'espoir de substituer au drapeau rouge une bannière noire, à la couleur de leur dessin, avec la «chahada» (profession de foi). Une bannière sous laquelle se rangerait le peuple désireux, selon eux, de se constituer en califat islamique. Voilà à quoi nous sommes réduits alors que la planète aspire à acquérir les instruments de la modernité par le biais de la maîtrise des sciences, du savoir fondé sur les principes de la technologie moderne et de la recherche. C'est au ministère des Affaires religieuses, toujours prompt à dénoncer la violence sous toutes ses formes dans le but de sauvegarder le droit à la différence et le respect des autres croyances religieuses, de se prononcer sur la question du drapeau qui, de l'avis de tous, constitue la plus grave des dérives.