Avec Mahmoud Darwich (son ami de toujours, d'ailleurs), il représente le plus la Palestine dans le monde de la rime. Samih Al Kacem, c'est de lui qu'il s'agit, est connu, en effet, pour ses vers engagés, pour ses poèmes qui portent haut la lutte palestinienne, qui dénoncent l'oppression et les crimes des Israéliens sionistes, ainsi que pour ses positions immuables contre tout ce qui obstrue la justice, la démocratie et le développement dans le monde arabe et ailleurs. Il était, récemment, parmi nous en Tunisie, pour célébrer la révolution tunisienne, et lire des passages de son tout dernier poème intitulé «Al ânka'» (le sphinx), où il rend hommage à la Tunisie, aux martyrs de la révolution, et plus particulièrement à Bouazizi. Lors de sa participation au festival de Sfax, nous l'avons rencontré et mené cet entretien avec lui. Modeste, affable et courtois, comme à son habitude, il a bien voulu répondre à nos questions, malgré son état de santé «pas au beau fixe», comme il l'a dit. La création artistique est un processus subjectif et solitaire. Comment Samih Al Kacem inscrit-il cette création dans l'espace collectif? La relation est très étroite entre ce qui est personnel et ce qui est collectif, c'est-à-dire entre le subjectif et l'objectif. En effet, l'être humain ne vit pas coupé du monde qui l'entoure. Il agit dessus et en même temps, il en est influencé dans des proportions variables. A partir de cette interaction entre énergie personnelle et questions générales, naît la création artistique. L'être est tributaire de son milieu, dont il est le fruit, mais il contribue aussi à le façonner. C'est ainsi que la relation d'interdépendance entre le personnel et le collectif apparaît. La création poétique est inspiration, mais elle est aussi technique. Où commence la première et où s'arrête la seconde? Sont-elles séparées dans la finalisation de l'acte de l'écriture, ou bien sont-elles imbriquées l'une dans l'autre? Il n'y a pas de frontière concrète entre la création artistique et les outils techniques dont le poète use pour écrire un poème. La mission de ce dernier est de créer un certain équilibre qui respecte les règles du fond et de la forme. Le soin exagéré de celle-ci au détriment de celui-là, tout comme l'inverse, peut gâcher la beauté, la sincérité ou les idées de l'œuvre artistique. L'application minutieuse du jeu poétique dans l'objectif de faire correspondre le fond à la forme, reflète le professionnalisme du poète artiste. Samih Al Kacem a refusé de quitter son pays natal, la Palestine, contrairement à plusieurs autres artistes et poètes palestiniens. Cela traduit-il une forme de résistance ou une acceptation d'une réalité imposée? Je ne veux pas cacher la réalité. Nous, les Palestiniens, vivons un combat et une crise d'identité que j'irais jusqu'à qualifier d'existentielle, dans le sens de la fameuse citation de Shakespeare dans «Hamlet» : «To be or not to be, that's the question». Les Israéliens veulent nous chasser, effacer l'identité d'une Palestine libre et arabe. C'est pour cela que nous sommes tous appelés à défendre notre pays et notre existence. Je ne suis pas un héros et ceux qui ont quitté le pays ne sont pas des traîtres non plus, même si, selon moi, quitter le pays demeure une erreur. Si je reste dans mon pays natal, c'est parce que mon esprit patriotique me pousse à le faire. Vous pouvez trouver en cela une forme de résistance, de prise de position, ou d'un état de conscience. Comment définiriez-vous les rapports privilégiés qui vous lient à la Tunisie et au peuple tunisien? Je tiens énormément à la Tunisie pour deux raisons. La première est toute simple : j'aime réellement votre pays, peut-être pour son histoire, sa réalité socioculturelle, son climat, ou son relief. Ou peut être bien pour tout cela à la fois. La seconde est relative au peuple tunisien que je trouve très intelligent. Il sait faire la différence entre le sincère, le vrai et la propagande. J'apprécie aussi sa maturité, son sens civique et responsable, en général, ainsi que son attachement aux grandes valeurs et à tout ce qui est positif dans la vie. Les derniers événements qu'il a provoqués et vécus m'ont donné raison. Je profite de cette occasion pour saluer haut et fort la révolution tunisienne que je pense la meilleure des révolutions, la plus civilisée aussi. Ni l'Amérique ni la France, ni l'Italie ou n'importe quel autre pays n'a fait de même. Votre révolution n'est à nulle autre pareille. D'un autre côté, j'ai le sentiment que l'amour qui me lie à votre peuple est partagé. C'est pourquoi je me sens si bien dans n'importe quelle région de la Tunisie et que je ne rate aucune occasion de m'y rendre. Chez nous, il y a une expression populaire qui dit : «Hott idak âla qalbaq,illi t'hibou yhibbak» (mets ta main sur ton cœur, celui que tu aimes t'aime). Aussi puis-je dire que j'éprouve un amour énorme pour la Tunisie et les Tunisiens qui me le rendent bien. J'ai ce sentiment… Que pensez-vous du mouvement poétique en Tunisie et où le situeriez-vous dans celui arabe contemporain? La poésie en Tunisie a connu un grand essor à l'ère du célèbre poète Aboul Kacem Chebbi, mais on ne peut nier qu'après, pour des raisons politiques, historiques, sociales ou autres, ce mouvement a régressé. Actuellement, il commence à regagner rythme et rayonnement, grâce à plusieurs poètes doués (je ne citerai pas de noms, de peur d'en oublier) qui ont permis à la poésie en Tunisie de prendre une place importante dans le mouvement poétique arabe. La poésie reste toujours «l'œuvre réussie des Arabes», et ce n'est pas vrai que la création romanesque, avec tout le respect que je lui dois, soit actuellement «mieux portante» que la poésie, cela même si je lui reconnais le grand progrès qu'elle a accompli. Permettez-moi d'ajouter sans fausse modestie (vous aurez la grandeur d'âme de me le pardonner) que la poésie arabe reste toujours la meilleure du monde. En un mot, que représente pour vous Dieu? Amour. La Palestine? Une partie de ma patrie, tout comme la Tunisie ou l'Irak. Le pouvoir? Une nécessité. L'argent? Un moyen. La poésie? Le sacré. La femme ? La raison d'exister pour l'homme. La mère? L'univers. Les enfants? La continuité. La mort? La paix éternelle. Le lever du soleil? Le commencement. Le coucher du soleil? Le rêve. Que craignez-vous le plus? Je ne crains rien, surtout pas la mort. «Ana la ouhibbouka ya mawtou, lakinni la akhafok,wa odrikou anna sariraka jismi wa rouhi lihafouka …ana la ohibouka ya mawtou, lakinni la akhafok» (mort, je ne t'aime pas ,mais je n'ai pas peur de toi. Je sais que mon corps est ton lit et mon âme ta couverture… Mort, je ne t'aime pas, mais je n'ai pas peur de toi). J'ai peur toutefois pour ma patrie, pour notre cause. Qu'aimez-vous le plus? Un nouveau-né, un nouvel arbre, le lever du soleil… ainsi que tout ce qui est en rapport avec le commencement parce qu'il me donne la raison de lutter pour la fin. Quels sont les pires sentiments, selon vous? La trahison, le mensonge et l'hypocrisie. Quels sont les meilleurs? La beauté et l'amour.