Par Chokri ASLOUJE J'ai assisté depuis quelque temps à la commémoration de la Journée du savoir, qui a été placée sous le patronage d'une personnalité faisant office d'une des figures de proue de la scène politique nationale. Cette personnalité illustre, connue pour être un fervent partisan de la renaissance civilisationnelle de la nation, a prononcé un discours accablant à l'adresse des jeunes lauréats, de leurs parents et de la grande foule panachée de tous âges, toutes sensibilités politiques et de toute appartenance sociale, qui ont répondu présent à l'invitation. Nos jeunes, a-t-il martelé, devraient être intrépides dans leur quête de connaissances et de savoir et de ne jamais céder au slogan ‘tu apprends ou tu n'apprends pas, l'avenir il n'y en a pas', défaitiste et d'une portée culturelle oh combien désastreuse, et ce, même si le vécu de tous les jours prouve qu'un grand nombre de diplômés et d'instruits sont les ratés de notre société. De cette attitude dépendra en grande partie l'avenir de notre pays. Le discours comprenait aussi un message clé : nous sommes sous-développés, disait-il, parce que nous ne produisons pas les machines et les ustensiles que nous utilisons, la nourriture que nous mangeons et les biens et services que nous consommons. Il disait que la puissance qui nous a colonisés s'est bien assurée de nous laisser le plus longtemps possible sous le joug de la dépendance économique, scientifique et culturelle après nous avoir accordé un semblant d'indépendance politique et c'est la raison pour laquelle, disait-il, lui avocat de renom, l'ex-puissance coloniale ne permettait aux jeunes Tunisiens, pendant la période du Protectorat et à l'aube de l'indépendance, de ne suivre que des études de droit et de médecine mais jamais des études d'ingéniorat. Cette politique à connotation coloniale et postcoloniale a réussi à exclure le corps des ingénieurs de l'élite intellectuelle du pays et par conséquent de la classe politique, qui a pris les rênes de la République naissante après l'indépendance. L'esprit de l'ingénieur n'a donc joué par la suite aucun rôle signifiant quand il s'agissait de façonner l'Etat, de faire le choix des grandes orientations du pays et d'élaborer sa politique de développement. La mainmise des littéraires et des juristes sur les politiques était désormais presque totale. A cet égard il ne faut pas oublier que le père de la République tunisienne était avocat de métier comme bon nombre de ses disciples, qu'il avait choisi pour assumer les plus hautes responsabilités de l'Etat. Il est tout à fait remarquable que l'influence de cette ancienne garde perdure même après la révolution puisque on s'est vite retourné vers ces hommes de la première heure pour leur céder le gouvernail, lorsque le pays menaçait de s'enliser dans l'abîme du chaos total. On continue même pendant cette période transitoire à vouloir entériner et consolider à coups de décrets-lois, l'influence des juristes déjà hypertrophiée, au point que les observateurs de la scène politique et des tractations qui s'y déroulent commencent à se demander si la nouvelle République en gestation ne serait pas la République des juristes une fois l'Etat policier aboli? Un deuxième coup fatidique a été infligé au corps des ingénieurs tunisiens, lorsque dans les années soixante-dix du siècle dernier, leurs aspirations pour se regrouper autour d'un syndicat qui serait à même de défendre leurs revendications morales et matérielles et pour faire évoluer le métier de l'ingénieur sous nos cieux furent torpillées. Le Premier ministre de l'époque, auquel on aurait remis le projet-loi pour approbation, avait refusé catégoriquement cette doléance en rétorquant avec la phrase devenue célébrissime dans le milieu des ingénieurs : ‘Je ne permettrai jamais de créer un Etat dans l'Etat'. Ainsi les ingénieurs tunisiens ont été privés une fois de plus d'une représentation puissante et influente, qui leur aurait permis de jouer le rôle de premier plan qui leur reviendrait naturellement dans l'édification du pays. Il est vrai que l'Etat — ou du moins une partie de ceux qui mijotaient ses politiques — voyait les ingénieurs d'un œil de suspicion tant ils étaient en majorité non conformistes et qu'ils affichaient en grande partie une couleur politique qui ne plaisait guère au pouvoir en place. L'Ordre des ingénieurs tunisiens, qui a vu le jour et qui fut toléré par l'Etat, était un mort-né sans enracinement réel dans le corps des ingénieurs, car étant dépourvu de ses prérogatives syndicales, il ne répondait à aucun besoin réel de l'ingénieur. Loin de vouloir traîner l'historique de mes collègues dans la boue et dire du mal de ceux qui ne le méritent pas, je pense qu'il serait salutaire et indispensable pour un meilleur avenir de l'ingénieur tunisien de faire notre mea culpa collectif et de nous rendre à l'évidence que bon nombre de ceux qui se sont succédé à la direction de cette organisation étaient de simples arrivistes, filtrés et infiltrés par le parti unique au pouvoir, totalement désintéressés des préoccupations de l'ingénieur et de la promotion de son métier, n'épargnant aucun effort pour mettre à jour un profil docile et profitant de toute occasion pour prêter allégeance au pouvoir en place. Le passage dans le Conseil de l'ordre des ingénieurs devait se dérouler sans faute pour servir de catapulte vers des sphères plus hautes. Aujourd'hui encore et même après l'avènement du printemps tunisien et les libertés qui s'ensuivirent, le marasme dans lequel le projet pour la création d'un syndicat des ingénieurs tunisiens était coincé, perdure et la décision est encore une fois reportée sine die alors que les commis de l'Etat , qui étaient jadis soumis aux restrictions syndicales les plus sévères, ont réussi à créer leurs syndicats.