Par Khaled TEBOURBI Il est beaucoup question de programmes politiques en ce début de campagne électorale, et si peu de projets culturels. Qu'elle s'entende dans son sens large, comme «état et critique des mœurs», ou qu'elle désigne, de façon plus restreinte, la situation des arts, la culture est, pourtant, une composante essentielle de la politique. Evidence‑: une société qui n'a pas le souci de ses mœurs et de ses arts est inapte à se gouverner. Les grandes révolutions de l'histoire, les grandes démocraties modernes se sont construites sur un background culturel, sur la prédisposition des peuples aux valeurs et aux idées. Lenine, dans le sillage de Marx et Engels, avait longuement insisté sur les «contradictions internes» du capitalisme pour justifier «l'inéluctable avènement» de la révolution soviétique. Songeons, cependant, à ce que des siècles de maturation intellectuelle, artistique et spirituelle, de luttes idéologiques aussi (étaient-elles espacées, étaient-elles circonscrites dans des courants élitaires) avaient pu «déposer», subrepticement, dans l'inconscient collectif russe. C'était un long et lent «affrètement» dans le temps. Mais cela a pesé sûrement dans la chute du tsarisme. Quand on parle des récentes révolutions tunisienne, égyptienne et libyenne, on évoque souvent les «mobiles» de pauvreté, de chômage, de développement inégal, d'abus et de corruption des dictatures déchues. Causes réelles, certaines. On oublie, néanmoins, que sans les accumulations culturelles et civilisationnelles de ces nations, surtout sans les résistances de leurs intelligentsias et de leurs militants opposants pendant plus de quatre décennies de pouvoir absolu, ces révolutions n'auraient peut-être pas été possibles. On ne passe pas du despotisme à la liberté sans y être longuement et profondément préparé. La Culture, Arts ou mœurs, est la semence et le ferment de toute conquête libertaire. Et la liberté, qui n'est jamais une conquête définitive, n'a de meilleur support et garant que la culture pour être entretenue et préservée. Un retard à rattraper Les candidats à la Constituante qui se succèdent à la télévision n'y pensent visiblement pas assez. Dans un sens on les comprend. Les questions économiques et sociales leur paraissent prioritaires. Et, de fait, elles le sont. Deux réserves toutefois : A qui, d'abord, s'adressent ces candidats? Franchement dit, à des millions de Tunisiens, depuis vingt-trois ans, non seulement interdits de politique mais, plus grave encore, privés de culture. Ben Ali ne nous tenait pas en laisse que par sa police omniprésente : son establishment culturel, ses journaux contrôlés, ses radios et ses télévision alignées, les modèles d'enseignement et d'éducation qu'il imposait, les comportements et les modes de vie que son parti, son entourage politique et sa petite oligarchie de palais mettaient continuellement en exergue (donnaient presque en exemple), visaient délibérément à neutraliser nos intelligences et nos consciences, à rabaisser nos esprits, à déprécier nos goûts. Schéma classique : plus on abrutit ses «sujets», mieux on les tient sous sa coupe. Et cela a eu les tristes résultats que l'on sait : ce relâchement moral, cette dérive des arts, cette inculture rampante dont on a mal à se sortir à ce jour encore. L'urgence, dès lors, nous semble devoir changer d'objet. Pour l'heure, du moins, les Tunisiens auraient davantage besoin qu'on les aide à rattraper le terrible retard culturel dans lequel les a entraînés la dictature, que d'entendre leurs élites politiques développer des programmes «à perte d'ouïe». Seconde réserve : est-ce vraiment le moment de développer des programmes? L'année octroyée à la Constituante sera une sorte de «transition II». Ce qui intéresserait la culture et les arts pendant cette période, ce serait (autant d'ailleurs que pour tout le reste) que l'on s'applique mieux à gérer le court terme (les festivals en premier lieu) et qu'une réflexion à l'échelle nationale profite de la pause pour tracer les «contours» de la politique dont devrait s'inspirer le gouvernement qui émanera des prochaines élections (les vraies) législatives et présidentielle. Ces «contours», reconnaissons-le d'emblée, ne manqueront pas de poser problème. Toute la philosophie nouvelle de la culture sous l'Etat démocratique va en dépendre. Irons-nous vers un renforcement des subventions publiques ou vers un désengagement de l'Etat‑? Vers le maintien de l'assistance à la culture et aux acteurs de la culture, ou vers la prépondérance des marchés comme c'est la tendance avec la mondialisation‑? En tout état de cause, il sera difficile de s'en tenir encore à l'ancien système qui «soutenait» les arts à fonds perdus, mais seulement pour les mettre au pas. Pis : qui les empêchait de voler de leurs propres ailes en fermant les yeux sur le piratage dont ils étaient victimes au vu et au su de la loi.