Par Mohamed Ridha Bouguerra La fin de la semaine dernière et lundi 10 octobre, furent, malheureusement, riches en troubles qui eurent pour cadre des institutions universitaires à Sfax, Sousse et Kairouan. Dans tous ces cas, des incidents, souvent graves, ont été provoqués sous le fallacieux prétexte du droit à arborer le niqab dans l'enceinte universitaire par des étudiantes voilées de pied en cape. Au même moment ou presque, une chaîne de TV privée est prise pour cible d'attaques violentes et, dans la foulée, des manifestations sont organisées dans différentes villes du pays pour protester contre la projection d'un film dont certaines scènes sont jugées blasphématoires. En outre, l'occasion a dû être jugée trop belle pour qu'elle soit ratée et de jeunes casseurs ont ainsi cherché à provoquer les forces de l'ordre par des jets de pierres comme cela fut le cas dimanche à la Cité Romana et aux alentours de l'échangeur d'El-Manar, aux environs de la capitale. Il serait bien naïf de croire que tous ces événements n'ont pas été suffisamment concertés, en sous main, afin de perturber le déroulement de la campagne électorale au moment précisément où elle commençait à prendre sa vitesse de croisière après un démarrage, de l'avis de tous, assez lent et timide. Il va de soi que pour tous ceux qui tiennent la démocratie pour une vaine importation étrangère et pour qui le Coran est la seule Constitution valable en tous temps et en tous lieux, l'élection d'une Constituante est forcément inadmissible et hors de propos ! D'où ces violents passages à l'acte et ces gesticulations dérisoires qui ne visent qu'à faire capoter une expérience destinée à nous assurer une place à part et enviable dans le monde arabe. Sans compter que tous ces incidents sont, en outre, source de confusion supplémentaire pour l'électeur potentiel qui ne se retrouve pas déjà parmi les candidats pléthoriques qui sollicitent sa voix. Alors que dire quand le pauvre électeur assiste perplexe à ces manifestations où certains de nos concitoyens, dont bon nombre n'ont pas vu, probablement, le film incriminé, arpentent énergiquement les artères de nos villes et laissent éclater leur colère pour une scène où une petite fille se représente Dieu, à sa façon, et lui adresse familièrement la parole ! Mais ces concitoyens si chatouilleux ne font-ils pas, de par leurs interdits, du champ de la création artistique un champ miné où il sera bien difficile d'agir ? Ne confondent-ils pas la liberté d'expression avec le blasphème ? Ne se sentent-ils pas plutôt gênés parce que ce film d'une réalisatrice iranienne démasque la dimension inquisitoriale de tout pouvoir théocratique comme celui instauré par Khomeïni en Iran et expose les dérives meurtrières auxquelles il conduit ? Ne devons-nous pas donc interpréter ce film comme un avertissement quant au caractère liberticide et répressif de tout pouvoir qui trouve son unique inspiration dans le religieux ? Nous venons ainsi de perdre de précieuses journées en palabres stériles pour savoir si le niqab est compatible ou non avec la vie universitaire ou la formation pratique d'une sage-femme comme cela fut le cas à la faculté de Médecine de Sfax. Des syndicats de journalistes, des directeurs de journaux, des partis politiques se réunissent pour prendre position et publier des communiqués pour ou contre la projection du film objet du scandale ! Pour dire oui ou non à la liberté du créateur ! Pour dire oui ou non au port du niqab dans les établissements d'enseignement. Le ministère des Affaires religieuses, celui de la Culture, le grand mufti de la République, tout le monde croit devoir y aller de son communiqué ! Le Ministère public prend la décision d'instruire sur la projection litigieuse. Plus de cent avocats et citoyens intentent un procès à la chaîne de TV par qui le scandale est arrivé ! Tout le pays est en émoi ! Mais les talibans ont-ils déjà pris le pouvoir chez nous ? La Révolution du 14 janvier est-elle déjà confisquée par des forces rétrogrades ? Faut-il dire adieu au modèle de société si spécifique qui est le nôtre ? Pendant ce temps, nul débat à propos de la future constitution, à savoir par exemple : quel type de pouvoir devra organiser à l'avenir notre vie politique ? Quels mécanismes juridiques seront institués afin d'assurer l'équilibre des pouvoirs ? Quel projet de société nous voudrons léguer aux générations futures ? Manifestement, il y a là une grossière et scandaleuse manœuvre pour détourner notre regard de l'essentiel, oubliant ainsi le conseil qu'un homme politique averti avait adressé aux siens à un moment aussi important dans l'histoire de son pays que celui que nous vivons : «Le temps qui vous sera laissé pour servir la patrie est mesuré; gardez-vous de le consumer en discours oiseux, en disputes frivoles, en vaines discussions» (Marat, Pamphlets, Suppl. Offrande à la Patrie, 1789, p.61). Il est donc urgent de barrer la route à tous ces contre-révolutionnaires parmi lesquels d'incultes salafistes veulent nous imposer une tenue vestimentaire étrangère à nos coutumes et même à l'islam qu'ils prétendent défendre et dont ils donnent, au contraire, la pire des images. Barrons aussi la route à tous ceux qui refusent la liberté d'expression et celle de penser et de créer. Mobilisons-nous pour réussir en dépit de tous les obstacles nos élections si décisives pour l'avenir du pays. Toute démission aujourd'hui sera chèrement payée demain par un grignotage systématique de ces droits et libertés qui feront de la Tunisie à laquelle nous aspirons un pays tolérant, moderne, égalitaire et démocratique.