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Don Juan ou les chemins du mensonge
Figures et concepts
Publié dans La Presse de Tunisie le 21 - 10 - 2011

Tout mensonge est de deux sortes : celui qu'on manie et celui qui nous manie. Don Juan est visiblement de ceux qui manient le mensonge : c'est un personnage qui, pour être le serviteur dévoué de son désir, pour être l'esclave assidu au service de son idéal épicurien, n'en est pas moins un architecte du mensonge. Il possède le savoir-faire qui lui permet de parvenir précisément à ses fins... «Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne», confie-t-il à son serviteur au premier acte de la pièce de Molière. Autrement dit, le plaisir n'est pas seulement ni sans doute essentiellement d'assouvir ses envies, il est surtout de faire plier, d'abattre les obstacles sur son chemin, de triompher de ce qui s'oppose au libre épanouissement de ses tentations... Volonté de puissance !
A l'inverse, il y a le menteur malgré lui, qui est légion. La peur de n'être personne dans ce monde planétarisé pousse les uns et les autres à se construire des images par quoi ils espèrent sortir de l'anonymat et devenir quelque chose. Cette manipulation génétique qu'ils opèrent sur leur identité personnelle pour se stariser, pour se dégager d'une existence dont ils pensent qu'elle les prive de toute reconnaissance, c'est en effet une opération de mensonge, de «mensonge cosmétique» si on préfère. Or elle s'accompagne d'une chute dans l'oubli. Il y a bien la conscience d'un écart entre ce que l'on est et ce que l'on donne à voir à l'autre de ce que l'on est, mais cette conscience est généralement évacuée. De sorte que s'impose à soi l'idée que ce que l'on est, ce n'est rien d'autre que ce que l'on donne à voir... Le mensonge, produit dans l'urgence de la survie sociale, emporte dans son imposture celui qui l'a fabriqué et en fait son prisonnier. On devient, selon le mot de Nietzsche, le «pantin de son idéal» : notre propre mensonge nous manie !
La vie villageoise d'autrefois ne permettait pas ce mode d'existence, pour cette raison simple que tout ou presque se savait de tout le monde, les drames comme les réussites. On ne mentait pas sur soi, non pas tant parce qu'on ne le voulait pas, mais parce qu'on ne le pouvait pas. De la sorte, chacun devait porter son héritage, individuel autant que familial, sans possibilité de tricher sur son contenu. Il restait bien sûr, pour ceux qui trouvaient la charge trop lourde et le regard des familiers trop blessant, la solution de prendre le large, de changer d'horizon. Cette solution permettait justement de mentir, selon le proverbe qui dit : «A beau mentir qui vient de loin !» Mais l'option du voyage était souvent ressentie comme trop coûteuse. Et le mensonge sur soi restait une pratique peu courante. Les hommes sentaient au fond d'eux-mêmes qu'ils avaient beaucoup à perdre en marchandant sur leur vraie identité: ils y perdaient la légitimité d'une patrie, la pleine jouissance d'une famille, d'un village natal qui abrite les lieux de tous les souvenirs d'enfance, des amis et compagnons de jeux aussi en qui ils peuvent avoir confiance, bref de tout un univers qui est le prolongement naturel et le lieu des racines. Et puis, ils pouvaient compter sur l'indulgence ou, à défaut, la susciter à force de persévérance...
Don Juan, maître du mensonge, n'est pas poussé au voyage, quant à lui : il voyage à la conquête de ses proies, et la mer elle-même ne l'arrête pas, dont les flots ont pourtant risqué de l'engloutir. Ce qui fait dire à son serviteur, Sganarelle, qui lui tient lieu d'inutile conscience populaire : «A peine sommes-nous échappés d'un péril de mort, qu'au lieu de rendre grâce au Ciel de la pitié qu'il a daigné prendre de nous, vous travaillez tout de nouveau à attirer sa colère par vos fantaisies accoutumées et vos amours cr...»...
Voyageur volontaire, ne craignant pas les périls, Don Juan ne méconnaît certes pas les avantages de ce mode d'existence : il laisse chaque fois derrière lui, comme un vieux vêtement maculé, une réputation qui nuirait à ses entreprises. En changeant de lieu, en se faisant nomade, il recrée les conditions du mensonge, élargit le champ pour ses libres mystifications... Ainsi va-t-il toujours de l'avant, en homme qui n'a d'autre patrie que ses conquêtes : en quoi il incarne si bien une certaine modernité, qui conteste le droit que nos racines pourraient avoir sur nous... Ainsi d'ailleurs que l'idée même qu'il existe une vérité de chaque être qui constitue pour ce dernier l'espace d'un discours sur soi : discours vérace ou véridique qui l'engage et l'oblige.
L'expérience amoureuse est, à l'inverse du voyage, ou plutôt du voyage donjuanesque, une expérience de vérité qui sédentarise. L'amour est un révélateur des êtres et, dans le même temps, il invite à se fixer en un lieu particulier. Contre une lecture trop coutumière, il faut faire l'hypothèse que la course à la conquête féminine (ou de l'autre sexe en général), par-delà ses allures triomphantes, est une fuite en avant qui vient du fait que l'expérience amoureuse se heurte à un obstacle : elle ne parvient pas à laisser éclore et s'épanouir la vérité: celle de l'autre... ou alors la sienne propre au contact de l'autre !
Don Juan, qui vient d'épouser Donna Elvira, est déjà happé par de nouvelles aventures : il délaisse donc sa femme, sous des prétextes fallacieux, et se met en voyage. Mais ce dont il ne se doute pas, et ce dont le lecteur de la pièce ne se doute peut-être pas non plus, c'est que s'il dédaigne sa jeune femme, ce n'est pas tant que l'accomplissement achevé de sa conquête la lui rend fade, mais c'est que la possibilité offerte à travers cette rencontre de se révéler à lui-même en se révélant à son épouse se heurte à un refus intérieur... Il y a dans l'être profond de Don Juan quelque chose de non accepté, dont il pressent la présence, et qui lui fait percevoir l'expérience amoureuse comme un risque d'intrusion fatale dans une zone qui doit demeurer fermée.
La vocation naturelle de cette expérience amoureuse est de révéler ce qu'il porte en lui, or cela, c'est quelque chose dont il ne tient pas à ce qu'il accède à une quelconque forme d'existence, ni qu'il sorte de l'oubli d'une façon ou d'une autre.
Il ne s'agit là que d'une hypothèse, rappelons-le: Don Juan passe son temps de conquête en conquête parce qu'il ne parvient pas à trouver la paix au sein d'une expression de son être qui se déploierait au contact de l'une ou l'autre des femmes qu'il accroche à son tableau de chasse. Sa relation à la femme est essentiellement marquée du sceau de l'ambivalence: il la désire comme le lieu dont il sent qu'il pourrait être celui de son repos, mais ce repos est à chaque fois entravé et cause en lui comme un dépit, une volonté de détruire, de flétrir, d'abaisser... Le cercle vicieux se referme donc : la femme dont il a bafoué la dignité n'est plus objet de désir. Dans un moment de sincérité, il le confesse à Donna Elvira : «Je n'ai plus pour toi les mêmes sentiments...» Mais ce qu'il présente comme un constat qui s'impose à ses yeux, à son cœur, constat qui justifie pour lui de nouvelles aventures, il ne sait pas que c'est l'œuvre d'un ressort secret de son âme... Il ne sait pas que c'est la réponse inavouée et clandestine d'un échec dont le drame se joue dans les coulisses de son âme, à son insu pour ainsi dire... Don Juan a une peur souterraine de son propre être. Une sourde croyance l'habite selon laquelle ce qu'il porte en lui est tel qu'il ne saurait être aimé, qu'il n'en est pas digne... Il devance donc la répudiation supposée en répudiant lui-même : mais il ne se le dit pas. C'est autre chose qu'il se dit, ou qu'il se fait croire, et en cela il ment...
Hypothèse, disions-nous ! Les drames sentimentaux que Don Juan sème sur son passage ne sont que les retombées d'un drame qui se joue dans les arcanes de son être et dont le nœud réside dans un rejet de soi inavoué. Et le mensonge triomphant dans lequel il est passé maître pour accomplir ses entreprises de séduction n'est à son tour rien d'autre que le travestissement mensonger d'un premier mensonge, tragique celui-là, que Don Juan se fait à lui-même en se racontant qu'il répudie alors qu'il est LE répudié... Du moins est-ce le sort qu'il n'est pas parvenu à lever de dessus sa tête. Parce qu'il a désespéré du pardon, il s'est enfermé dans une damnation qu'il passe son temps à démentir en jouant le rôle d'un Cupidon déchaîné.
Don Juan n'est pas le pur produit des sociétés modernes et permissives, même si son modèle prospère aussi en leur sein. Ce dont il a besoin pour croître, c'est d'abord d'une société qui cultive la crédulité, afin de l'alimenter en naïves victimes, et c'est surtout d'une société qui développe le sens de la condamnation et qui, dans le même temps, tue le pardon, de manière à créer les conditions de sa naissance : celle de cette intime désespérance de soi. Et, à partir de là, d'un mensonge sur soi qui se présente comme la seule issue possible au désespoir, mais qui est en réalité le piège que pose le malheur afin d'y enfermer pour toujours sa victime qui s'ignore.


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