Par Soufiane Ben Farhat Toute élection a plusieurs significations. Pour ceux qui gagnent, pour ceux qui perdent et pour ceux qui observent. En fait, à l'instar de toute science, la science politique est basée avant tout sur l'observation. Et l'observation des élections de l'Assemblée constituante du 23 octobre est fort instructive. La donne fondamentale, en plus des résultats des élections proprement dites, c'est la très forte mobilisation de l'électorat. Le raz-de-marée jasmin a frôlé le tsunami. Du jamais vu, de mémoire d'homme. Les Tunisiens, toutes couches sociales confondues, ont repris les choses en main. Repris, oui. Le terme est approprié. Explications. La Révolution du 14 janvier 2011 a été l'œuvre du peuple. Aucun programme, parti, homme politique, chef charismatique, sensibilité ou alliance n'y a présidé. Une révolution totale, informelle, spontanée qui a renversé le temple du despotisme. Ce fut un instant historique privilégié. Une communion totale entre la Révolution et un peuple, sans intermédiaire ni chapelle. Un cas d'école dans la sociologie des révolutions. Seule la révolution mexicaine de 1910 commença ainsi. Et puis après la révolution, la donne changea. La partitocratie naissante (plus de cent partis nouveaux) doublée de cheffisme éhonté investit la place. Ce fut à proprement parler l'armée mexicaine : partout, dix généraux autoproclamés pour un soldat obligé. Le «moi-je» adouba le narcissisme pseudo-politique ambiant. Chacun y est allé d'un son de cloche particulier. Et partout, la pseudo-panacée universelle contre tous les maux dont souffrent la société et les hommes. Avec la campagne électorale, le phénomène prit des allures ahurissantes. Grâce aux spots radiophoniques et télévisuels de trois minutes chacun, on découvrit l'étendue du désastre. Dans une bonne partie, des candidats qui ne pigent pas le b a b-a du discours politique, des illettrés, de faux séducteurs, des illusionnistes, des analphabètes bilingues, des démagogues qui s'affichent volontiers comme tels... On tente de suivre le fil d'Ariane pour remonter les filières. On retrouve les entrepreneurs et faussaires politiques au bout. Eh quoi ? A-t-on fait la Révolution pour ça ? Le peuple agit spontanément, mû par le seul instinct de préservation. Il réinvestit la place politique. Il fit montre d'un acte massif de présence. Encore une fois, dit-il, je ne laisserai point les choses se passer par-dessus ma tête. Je suis l'alpha et l'oméga, le principe et la fin. Il est temps de réinitialiser la place, de remettre les choses aux pendules de l'heure populaire. Le peuple vota massivement. Dans les villes, dans les campagnes, dans l'arrière-pays de la Tunisie profonde. Il institua un mot d'ordre collectif sur la base d'une idéologie de l'action pratique : sauver la démocratie de ses faux-monnayeurs. Deux enseignements majeurs s'imposent : en premier lieu, le peuple administra la preuve qu'il est bien au-dessus de ses élites politiques. Alors même qu'il assumait son élan démocratique, les états-majors politiques s'ingéniaient à bricoler l'achat des voix et l'accaparement des consciences, par divers procédés, moyennant de l'argent par conséquent douteux et sale. Etrange paradoxe. Un peuple spontanément démocratique et des élites politiques en deçà d'un élan populaire exemplaire. La cécité politique bat son plein. D'où la nécessité, pour ces élites, de revoir leur copie sinon de passer le témoin en bonne et due forme. Une génération de politiciens semble au bout du rouleau. Elle doit consentir délibérément la consécration formelle de l'état de fait. Second constat : le peuple tunisien est plus prompt à défendre la liberté, la démocratie et la dignité que toute autre chose. Son faux taux de participation aux élections en est témoin. On a vu des grèves, des sit in, des mouvements de protestation nationaux, régionaux et sectoriels, ils n'ont guère atteint la mobilisation pour les élections. Qui plus est spontanément, instinctivement pour ainsi dire. Les nouveaux dirigeants de la Tunisie doivent en tenir compte. Quels qu'ils soient. Le peuple est toujours là, aux aguets. Prompt à défendre sa révolution, la liberté et la démocratie. Ce qui est le meilleur moyen d'être digne.