J'ai vécu plus de trente-cinq sessions de la Foire internationale du livre, à plusieurs titres, celui de l'étudiant avide de tout ce que les imprimeries pouvaient produire comme nourriture spirituelle, littérature, histoire, politique et idéologie, celui du spécialiste de l'information qui dirige des pages culturelles ou des suppléments dans diverses revues et différents journaux ; celui du producteur ou animateur radio et télé qui a contribué avec plusieurs intellectuels et hommes de culture à fonder un dispositif audiovisuel censé soutenir le livre; celui du conseiller de plusieurs ministres de la Culture et de l'Information; celui de l'écrivain, et enfin celui de l'éditeur qui veille à la marche d'un établissement international spécialisé en l'industrie du livre. La diversité de ces tâches m'a permis d'intégrer les voies sinueuses de cette importante manifestation qui n'a cessé de créer l'événement à chaque printemps et de nourrir le paysage culturel du suc nourricier de la création écrite, celle du terroir comme celle qui nous parvient des quatre coins de la Terre. Je n'ai jamais cessé d'écrire à propos de cette manifestation, chaque fois qu'elle pointe le nez et parfois avant et après sa tenue. Je l'ai donc étudiée sous toutes les coutures, spécialement du point de vue de sa fonction et de ses objectifs, surtout depuis les dernières années où elle a connu une telle profusion de nouveautés. J'ai écrit à propos de la Foire du livre en y voyant un indicateur-symptôme de la fièvre lectorale chez nous et à propos de son rôle dans la promotion de cet engouement afin de l'élever aux plus hauts niveaux. J'ai abordé le rôle de cette manifestation dans la diffusion des valeurs de la modernité comme arme de défense contre les courants obscurantistes. J'ai analysé les dimensions intellectuelles de la Foire et j'ai insisté sur le fait qu'il s'agit d'une incarnation pratique de l'osmose culturelle qui caractérise notre pays tout au long de sa longue histoire. Aujourd'hui, alors que cette manifestation a dépassé l'étape de l'apprentissage et de l'hésitation à la recherche de son identité, gagnant ces dernières années en maturité et se consolidant tous les ans davantage, il est nécessaire de mettre en valeur une certaine mutation qualitative. Il s'agit en vérité de l'objectif auquel aspiraient, sinon en rêvaient, les fondateurs de la Foire du livre et tous ceux qui leur ont succédé à la tête de cette manifestation, à savoir la mutation révolutionnaire du rapport de l'éditeur tunisien avec la Foire qui consiste désormais en une mobilisation militante afin d'en assurer la réussite. Il n'y a pas si longtemps, l'éditeur tunisien avait, avec la Foire internationale du livre, des rapports plutôt négatifs. Son objectif extrême était d'essayer d'écouler des «marchandises» qu'il ne pouvait pas vendre ailleurs, laissant aux maisons d'édition étrangères, surtout égyptiennes, libanaises et françaises, la «priorité» et la «légitimité» d'exploiter l'avidité des visiteurs de la Foire et de leur faire les poches. La participation tunisienne était presque symbolique parce que l'éditeur local ne croyait pas en l'importance de cette Foire et n'était aucunement convaincu de sa rentabilité. Le moral n'y était donc pas et il n'était vraiment pas disposé à s'y investir. Aujourd'hui, en revanche, le paysage a complètement changé. L'éditeur tunisien croit fermement en l'importance de cette manifestation dans le processus de productivité, après avoir pris conscience des mutations organisationnelles et des contenus, qui ne cessent de s'accélérer ces dernières années. Dorénavant, il se prépare plusieurs mois à l'avance, en réservant des produits exclusifs portant le label "spécial Foire internationale du livre de Tunis". Cette mutation dans le comportement du Tunisien vis-à-vis de la Foire lui a permis de retrouver son lectorat tunisien et de réaliser la rentabilité souhaitée afin de pouvoir concurrencer les éditeurs étrangers traditionnels et jouer enfin dans la cour des grands. C'est là indubitablement un signe de bonne santé. Et cela constitue à mon sens la mutation la plus positive dans la vie de la Foire internationale du livre de Tunis. Mais il est nécessaire de souligner que la progression vers la réforme n'était pas rapide à cause de la lourdeur de l'héritage et du fixisme qui a touché l'appareil organisationnel, étayés par la convoitise de certains éditeurs arabes qui ont pris l'habitude de diffuser leurs marchandises qu'empoisonnaient le mal et la décadence, l'affabulation et l'obscurantisme. Mais cela ne nous a pas empêchés de réorganiser cette manifestation et de la sortir des tréfonds de la torpeur, de moderniser ses circuits organisationnels et d'épurer son parterre. Il fallait pour ce faire rétablir le contact et compter avec les dernières inventions technologiques qui ont violemment secoué le monde du livre et l'ont mis devant de grands défis liés à sa pérennité comme outil de savoir, dans la vie de l'individu, comme dans celle de la société. Le temps était venu de se poser la question vitale‑: la Foire du livre est-elle encore nécessaire dans un monde où va bientôt régner le livre électronique et les réseaux du web spécialisés dans la diffusion et la vente des livres à grande échelle ? La réponse n'était pas du tout évidente. La question était très complexe et elle était dialectiquement liée à deux éléments: être au diapason des innovations d'un côté et assurer l'acquisition du savoir, en garantissant le côté économique de l'autre. Le défi était énorme et le pari à sa taille, surtout que les forces de réaction n'avaient pas encore jeté l'éponge. L'effort et la persévérance allaient progressant au rythme de l'obstination et de la foi en l'importance de cette manifestation, de l'efficience de son rôle dans la confrontation avec l'immobilisme intellectuel et l'embrigadement obscurantiste et de l'interprétation magico-totémique des valeurs morales et scientifiques. C'est ainsi qu'on a pu gagner le pari. La manifestation devait se maintenir et prouver que son existence est une étape culturelle fondamentale à l'échelle nationale et internationale. Il restait toutefois une question importante qui se rapportait à la nature et à l'efficience de ses mécanismes à se mettre rapidement au diapason des changements que connaissait le monde. Je ne pense pas que les observateurs, qui ont suivi cette manifestation ces dernières années, ont oublié les grandes réalisations qui ont profondément transmué ses orientations, développé ses méthodes et hissé ses contenus et ses objectifs tant économiques que culturels au plus haut niveau. La Foire du livre est devenue dans ses dernières sessions un espace d'inspiration, un phare de rationalité diffusant les valeurs de la créativité humaine, les dernières innovations en matière d'esprit et mobilisant les dernières technologies de l'information. C'est ainsi qu'il devient un pilier de l'éducation des jeunes générations et leur ouverture au monde du savoir. La rentabilité de la Foire se mesure désormais à la double aune de l'utilité intellectuelle et du profit économique. Mais le plus important demeure que cette Foire est devenue pour la première fois la principale ligne de défense de notre culture en premier lieu, de la culture humaine en deuxième lieu. C'est aussi en même temps la ligne de départ vers l'assimilation de ce que produisent les vastes horizons de l'innovation, de la science et du savoir.