Dans notre édition du 27 octobre, on entamait une lecture instantanée des résultats alors partiels du scrutin du 23 octobre titrée «Résultats d'un premier grand test» qu'on poursuit ici à la lumière de l'annonce jeudi soir des résultats préliminaires et des réactions en vagues qu'ils continuent de susciter... Les résultats préliminaires du scrutin du 23 octobre sont tombés jeudi 27 octobre et depuis, le pays tremble. Annoncer des résultats en conformité avec la loi dans une Tunisie qui a beaucoup de mal à s'accommoder des lois est à l'origine de tous les séismes. Mais ce n'est pas tout. Le pays tremble surtout car, avec le verdict des urnes, le vote du 23 octobre a tendu un miroir impromptu à une Tunisie qui a depuis longtemps oublié de se mirer et de renvoyer les images des uns aux autres. Ce miroir a bien évidemment exalté les électeurs d'Ennahdha. Il a terrorisé ses non-électeurs, effrayé les intellectuels progressistes, déboussolé quelques «perdants», obsédé quelques juristes, donné de la matière opaque malléable à quelques commentateurs et venu à bout de la dernière once de neutralité de quelques médias et quelques animateurs... Et tout ce beau monde est curieusement réuni depuis vendredi dans une longue litanie unanime dont les fins mots sont l'immaturité des peuplades et la non-valeur du scrutin... Le discrédit de cette «démocratie» qui a donné ce qu'elle a donné. Les intellectuels s'attristent de l'ignorance du peuple, de l'insoutenable légèreté du couple maturité / démocratie, par ici... Les animateurs se jouent allégrement des chiffres et manient les proportions pour conclure à la quasi nullité du scrutin et l'incompétence de ses instances ( qui l'a légiféré et qui l'a organisé). Des juristes — de ceux pour qui la loi n'est jamais bonne à appliquer autant qu'elle est bonne à bloquer sa propre application — s'engluent dans des batailles d'articles et d'alinéas. Singulièrement, personne ne nomme ouvertement l'innommable parti majoritaire qui, pour tous, représente pourtant la même cible voilée. La raison est que tous ceux que ce miroir a effrayés n'ont pas vu que ce n'est nullement la glace limpide d'une Tunisie en aplomb mais un miroir de circonstance de ceux que l'on sort dans une course sous l'orage. L'ombre de l'ancien régime l'obscurcit encore, les promesses contradictoires du prochain l'éblouissent, et les séismes de la révolution le secouent. La fraude dont semble s'être entachée peu ou prou cette élection l'embue pour un temps. Mais c'est tout de même un miroir ! Et un miroir d'une inestimable valeur que les passions et les haines empêchent encore les uns et les autres d'y regarder, d'y saisir l'essentiel. C'est qu'au-delà de la carte politique immédiate qu'ils dessinent, les résultats de l'élection de la Constituante constituent un gisement d'informations sur la Tunisie comme il en est peu donné en temps de ruptures et de transformations. Les années dictature, partout et de tout temps, ont ceci de commun qu'ils séparent, cloisonnent, isolent les composantes d'un peuple, embuent la vue et multiplient les angles morts jusqu'à installer les ténèbres. Sans reprocher à qui que ce soit de ne pas avoir vu l'autre grandir ou s'appauvrir, s'ouvrir ou se radicaliser, il serait utile aux statisticiens, aux sociologues, aux psychologues, aux économistes, aux géographes, aux historiens, aux journalistes de puiser, dans les résultats de l'élection de la constituante, les moult visages de la Tunisie de l'après-dictature, de la révolution et de l'évolution vers l'objectif démocratie. Le miroir du 23 octobre montre d'abord ce que, dans l'éblouissement général, très peu ont discerné : que 60% des votants n'ont pas voté Ennahdha et que 55% des électeurs n'ont pas du tout voté! Et pour peu que l'on prenne la peine d'y regarder avec sérénité et rationalité, il nous dira beaucoup d'autres choses encore... Combien de temps faudra-t-il dès lors aux antagonistes d'Ennahdha pour quitter leurs vigies de reniement et occuper de vrais postes d'opposition. Ce qui mine l'enjeu démocratique, ce n'est pas seulement les réseaux de proximité nahdaouis qui recrutent dans les maisons et les mosquées, ce n'est pas seulement l'analphabétisme des peuples électeurs, c'est aussi les fanatismes, les passions, les désamours et le manque de rationalité et de discernement qui marquent terriblement les débats savants.