Par M'Hamed GAIEB Quelques jours après la révolution du 14 janvier, un ami journaliste étranger m'a envoyé ,avant sa parution, une tribune qu'il destinait à un journal français de grande distribution. Il me demandait ce que j'en pensais. Le thème principal de cette tribune tournait autour du risque potentiel de voir la Tunisie basculer vers un régime islamiste. «Après la révolution un raz-de-marée islamiste n'est pas à exclure»; disait-il, expliquant ce que cela entrainerait comme dangers sur la démocratie. Ma réaction spontanée fut de l'accuser d'alarmisme. Je l' ai assuré que la Tunisie de l'après 14 janvier, avec sa société civile, ses jeunes, ses femmes émancipées, ses intellectuels et toutes ses forces vives, indépendamment des choix politiques qu'elle fera dans les prochains mois, elle ne basculera plus jamais dans un régime totalitaire ,quelle que soit sa nature. Je lui ai ajouté que même si la majorité opterait pour le parti islamiste, ce dont je doutais, les chances que la Tunisie retombe dans un régime dictatorial sont nulles. Plus de huit mois après cette correspondance, et à la lumière des résultats du scrutin du 23 octobre, je lui concède qu'il a eu raison sur un point et je maintiens qu'il a tort sur l'autre. Il a vu juste en prévoyant le grand succès du parti islamiste, mais il est, à mon avis, trop alarmiste sur les conséquences d'un tel succès sur l'avenir de notre pays. Comme des milliers de Tunisiens, je ne m'attendais pas, il y'a quelques mois, à ce raz-de-marée du parti Ennahdha. Ce n'est qu' au fil des mois qui ont suivi notre correspondance que j'ai remarqué, à travers ce que j'observais, je lisais, et j'entendais, que ce parti prenait de plus en plus de l'ampleur. En effet, dans la période post- révolutionnaire, Ennahdha est apparue comme une force politique importante en lice pour les élections . Pour preuve, tous les sondages d'opinion effectués avant les élections, ont donné ce parti loin en tête devant les autres «grands» partis de la place comme le Parti démocrate progressiste (PDP) , du Parti Ettakattol, le Congrès pour la République (CPR), le Parti communiste des ouvriers tunisiens (Pcot), etc. Les dernières élections du bureau directeur de l'Association des jeunes avocats, ont été remportées, avec une majorité écrasante (8 sur 9), par les candidats d'Ennahdha. Au cours des meetings de campagne électorale, ce parti a drainé des foules par dizaines de milliers de personnes, alors que d'autres partis n'arrivaient pas à remplir une petite salle. Il s'est appuyé sur une structure organisationnelle importante. Il a surtout une grande popularité auprès des populations des zones déshéritées de l'intérieur du pays et qui ont souffert pendant de longues années de la pauvreté, de la marginalisation, de l'injustice et de l'oubli total par le régime dictatorial de Ben Ali. Ces régions comptent une grande partie de l'électorat tunisien. Il y a le petit agriculteur démuni qui vivote, l'ouvrier qui travaille un jour et en chôme dix, la femme qui s'épuise entre le travail des champs et son foyer pour un salaire de misère, le jeune diplômé au chômage, les démunis, les marginaux qui n'arrivent pas à joindre les deux bouts, et qui, tous, dans leur stoïcisme, ne trouvent que la religion pour les aider à supporter leur calvaire. Pour qui voulez vous qu'ils votent ? N'oublions pas aussi que les Tunisiens, dans leur majorité, sont devenus méfiants vis-à-vis des partis politiques laïques, échaudés par les pratiques néfastes du parti de Ben Ali, qu'ils soupçonnent encore d'etre omniprésent. Ennahdha, réprimée et martyrisée pendant de longues années, préchant la parole de Dieu, est apparemment plus proche de leur cœur. Il est donc dans la logique des choses que ce parti se taille la part du lion au cours des élections de l'Assemblée constituante, surtout dans les zones qui ont souffert de marginalisation. Il suffit de regarder les scores de ce parti dans les circonscriptions de Gafsa, Gabès, Medenine, Tataouine entre autres. Son succès, même s'il nous étonne, ne doit pas nous inquiéter. Et c'est là où je persiste à ne pas être d'accord avec mon ami. Je suis optimiste pour l'avenir de mon pays et le succès d'Ennahdha ne me fait pas peur. Si nous voulons réussir notre révolution et nous aiguiller sur la voie démocratique, nous devons d'abord accepter, de bon cœur, ce verdict des urnes, et respecter le choix de la majorité des Tunisiens. Au lieu de polémiquer et de crier notre peur de voir ce parti, une fois au pouvoir, revenir sur certains acquis sociaux , imposer des lois anti-démocratiques qui portent atteinte aux libertés individuelles et régner par la violence et l'intolérance, comme c'est le cas dans d'autres pays à pouvoir islamiste, nous devons exprimer notre optimisme et notre vœu de voir Ennahdha respecter les règles du jeu démocratique et être à la hauteur de cette révolution pour laquelle des centaines de Tunisiens ont donné leur vie. Donnons à ce parti le préjugé favorable. Le secrétaire général de ce parti, n'a t-il pas annoncé, après les élections, que son parti respectera tous les acquis sociaux et les renforcera. Faisons lui confiance jusqu'à preuve du contraire. Ennahdha ne peut se permettre, en cette période cruciale de transition, de se mettre à dos une partie de la population, par des décisions ou des politiques controversées. Ses dirigeants qui ont su bien manœuvrer pour réussir ce succès électoral, auront certainement l'intelligence de ne pas ramer à contre courant. Que celui ou celle qui peut servir ce pays le fasse. Ce sera pour la Tunisie, pas pour Ennahdha. Rester les bras croisés en criant au loup, n'est dans l'intérêt de personne. Nous sommes tous sur le même bateau. S'il coule, nous coulons avec. Notre pays traverse une période difficile. Il a besoin de sérénité, de paix sociale, de grands efforts et de sacrifices pour se remettre sur ses pieds et pas de conflits stériles et de déstabilisation. Le monde nous regarde avec admiration pour notre révolte, pour l'efficacité et la transparence de nos élections. Renforçons ce capital par notre solidarité, notre détermination à réussir, et notre fair-play. Travaillons la main dans la main , pour bien ancrer une démocratie naissante, pour le bien de tous. Cela étant dit, la vigilance est de rigueur. Il n'est pas question de donner à Ennahdha un chèque en blanc. Nous devons tous, partis politiques, société civile , organisations non gouvernementales et citoyens en général, veiller , les yeux grands ouverts, à ce qu'il n'y ait pas de dépassements ,ou de manœuvres de nature à nous replonger dans une nouvelle dictature. La Tunisie nouvelle de l'après 14 janvier n'est plus disposée à plier l'échine et à accepter la dictature d'un théocrate, après avoir chassé celle d'un despote. Les partis politiques et les indépendants qui vont siéger à l'Assemblée constituante, ont une grande responsabilité et un rôle déterminant à jouer pour faire un contre poids au parti majoritaire. Ils doivent veiller à ce que notre nouvelle Constitution réponde aux aspirations de tous les Tunisiens. Ils doivent mettre de côté leurs intérêts personnels et rechercher l'intérêt du pays. Il faut espérer que nos élus ne vont pas courir derrière les fauteuils ministériels, délaissant ainsi leur mission principale, pour laquelle ils ont été choisis. N'oubliez pas, messieurs les élus, que le peuple tunisien vous a fait confiance. Ne le décevez pas. Son vœu est de vivre dans la dignité et le respect des valeurs, et exercer pleinement sa souveraineté par l'édification d'un régime républicain et démocratique, dans le respect mutuel, la tolérance et la liberté. Faites en sorte que ce bon peuple réalise ce vœu, avec la volonté de Dieu.