Par Salah HADJI Déshérités, hébétés d'être téléguidés à travers les files à même l'urne, cela a été possible. Il s'est produit à l'intérieur d'une machinerie qui n'a pas honte, sous couvert de vertu religieuse islamiste, de transformer le vide des poches en guet-apens contre la République, en viol des consciences, en vol électoral. Un désir névrotique de gain politique s'est autorisé de transmuer le passif des milieux sociaux les plus émiettés en passion de foule tenue en laisse par des gourmettes de sous et réduite ainsi cyniquement à des voix comptables. Voilà le spectacle auquel nous ont conviés les élections d'une «Constituante» qui, d'ores et déjà, a signé de la sorte sa fonction : déconstruire davantage le pays et déconstituer l'Etat républicain. Ce fait signé comme tel, il faut le ranger au titre d'image malencontreuse — malheureuse — de ce qui nous reste jusqu'à présent de cette chronique tramée la nuit d'un anachronisme de l'histoire. A peine ces comptables de l'immédiat, ces marchands d'illusions ont-ils tourné le dos au «jour du 23 octobre», une fois passé leur Rubicon, qu'ils ont déjà oublié la multitude désormais coffrée comme en vue de son enterrement. Que ces figures connues pour leurs «tracts au vitriol» et pour leurs pas de loup dans les coulisses obscures de la politique en Tunisie et à l'étranger reviennent à la charge, comme des hordes à la faveur d'«un jour noir dans une maison de mensonge» en vue de faire main basse sur l'Etat, qui de nous ne pourrait ne pas y voir le retour du morbide, la fureur de commander sortie des haines rentrées, à l'image d'une foule qui sort des prisons avec ses fureurs longtemps comprimées? Alors où en sont aujourd'hui les électeurs dont l'attente était portée principalement sinon exclusivement sur la rédaction pure et simple du texte d'une Constitution ? Alors que le décompte des voix n'était pas encore clos, n'a-t-on pas vu, ces comptables de la nuit s'ériger déjà en maîtres du jour, projetés corps et âme vers les lieux décisoires du pouvoir, les poings serrés et le regard crispé sur une conjoncture estimée comme étant l'occasion ou jamais, la première et surtout la dernière dans le temps et dans l'histoire ? Pour les besoins de la cause, le discours se fait sournoisement rassurant : c'est qu'il s'agit à présent de rafler du côté des plus larges milieux politiques et des compétences les plus en vue. Isolement et incompétence obligent ! Mais non, c'est toujours le calcul de ceux qui, s'étant taillé la part du lion, il ne leur reste à présent que donner l'air d'être ailleurs que là où leur flair carnassier épie la proie : posture on ne peut plus caractéristique de ceux dont la nature est de se tapir entre l'ombre et la proie. A ceux qui n'entendent rien aux choses des faux-semblants, il faut rappeler que le discours mensonger ne relève nullement de ce que l'on appelle trop facilement le «double langage». C'est déjà Platon qui nous le rappelle dans sa République. Ce dont il s'agit ici, c'est un langage à mille pattes qui fait fonctionner mille et une facettes, dans un discours à fragmentation approprié à un paysage social lui-même fragmenté pour être composé de consciences émiettées, d'angles de vue immédiats et d'angles morts, d'intérêts frustes, de regards louches, de convoitises obliques, de cassures, de fatigue et d'espoir, de mimétisme et d'activisme, de futur inabordable et de présent déroutant… A une pareille bigarrure fripée ne peut s'appliquer qu'un discours machiavélique rompu au mélange des genres. Un discours qui distribue, à la manière d'une fée, ses particules sous forme d'oppositions binaires : identité/différence, affirmation péremptoire/ dénégation sans reste ni appel, bénédiction/ condamnation, paradis/ enfer, takbir/ takfir, sacrement/ sacrilège, pour soi/ charité, sectarisme/ alliance… Le discours fonctionne ici et là dans une combinatoire de positions inversées et toujours réversibles à l'intérieur d'une nomenclature dont un seul tenant fait jouer la chose et son contraire. Il appartient aux approches structuralistes (Cl. Lévi Strauss) de donner réponse ici : il y a homologie entre le «système des attitudes» et celui du langage. Attitudes affichées et mots émis trouvent leur fonctionnement dans le rôle d'intégration «formelle» et de captation passionnelle que joue le discours à fragmentation et qu'affectionnent les démagogues. Peut-on trouver meilleure définition de l'intégrisme islamiste ? Mais il faut faire un pas de plus et dire que si la fonction éclaire le système de communication captative, la progression de la démonstration montre que le système relève, en dernière analyse, de l'ordre de l'inconscient. L'orchestration des éléments d'opposition menée particulièrement en lieux et temps à dominante traditionaliste «mosquées, fêtes religieuses, mimétisme langagier, orthodoxie stéréotypée…) ne peut être livrée qu'à une manipulation perverse qui ne fait toujours que tenter de surmonter les contradictions par un jeu qui s'essaye à toutes les solutions. Lorsque sur un pareil fond traditionaliste, les sensibilités s'émoussent et les intelligences s'étiolent, lorsque la mémoire elle-même ne retient plus d'elle-même que son état de ressentiment (Nietzsche) et que les attitudes se dressent toutes raides à la manière d'un serpent à sonnette, c'est l'histoire elle-même qui dégénère en un individualisme étriqué et malade à qui il ne reste qu'à tourner autour de ses miettes faites d'apparence d'être et de complaisance complice et servile. Qui ne saisit alors la finalité du discours à mille pattes, lequel, en un jour et en dehors de tout hasard, retrouve sa nature monocorde pour révéler la seule tentation qui l'anime: mettre la main sur le pouvoir en ses lieux décisifs de pouvoir d'Etat ? Pour s'en convaincre, ne les a-t-on pas vus propulser à vitesse vertigineuse tel nom pour occuper les fonctions de chef de gouvernement, tel autre pour la présidence de la Constituante, tel autre encore — «allié» — pour la présidence de la République ? Mais à ce spectacle de convoitises répugnantes, il faut ajouter ces tristes collections de personnages sans pensée: «ouvriers» du savoir, aristocrates ornés de leurs plumets, une opposition se délect ant de sa moisissure biographique, têtes improvisées sous la casquette d'«indépendants», rapaces ivres de richesses ramassées on ne sait d'où, notaires d'affaires juteuses, parasites fonctionnant comme intermédiaires ou commis dans les situations de panne et de secours, éléments mafieux disponibles pour toutes sales besognes… Tel est le prudémonium à mille facettes qui a prévalu dans l'élection d'une malheureuse Constituante. Que cette Constituante soit de toutes les confusions, en témoigne toute cette nébuleuse sans couleur mais combien grosse des stigmates du passé le plus proche. Si l'on fait le compte de tout ce qu'une telle boîte noire a assemblé en son sein, en termes d'ignorance, d'appétit, de paresse intellectuelle, d'indigence de pensée, d'existence douillette sous la tempête… il paraît criminel de ne pas dénoncer, de ne pas accuser, aujourd'hui même avant qu'il ne soit trop tard, — accuser au nom même de ce contre quoi le tout s'est tramé, à savoir au nom de la République qui, soulignons-le, a besoin d'être toujours sauvée, particulièrement en ces temps de tous les périls. Ce n'est pas la justice formelle ou le droit constitutionnel qui, ici, accuse ou juge. Car si ce qui naît on ne sait comment des urnes va faucher le vivre-ensemble républicain, aussi vaudrait-il mieux que rien ne naquît d'un telle parodie électorale. Pour s'en convaincre, il suffit de jeter un coup d'œil critique sur le peu de temps écoulé depuis le 23 octobre pour réaliser que c'est le passé le plus sombre qui menace de revenir par la queue et que nous ne ferions que courir le risque majeur d'y avancer à reculons, subrepticement. La fourberie de la main basse y invite déjà. Le piège de la main ouverte succédant aux poings serrés se fait à cet effet trop largement étendu pour être vu. Savez-vous quel jour commencerait cette nouvelle chronique, cet anachronisme de l'histoire, si nous nous en laissions endormir ? Le jour où on sauve «ce qu'il faut pour faire de l'honnête homme un gredin» (A. Gide). Tel est cet autre droit accepté dans la complaisance. Tel est le cas de cette malencontreuse Constituante déjà mise à nu par les mensonges et les manipulation les plus nus, joués par des personnages troubles et parallèles, tels des trains qui en cachent d'autres et dont les richesses n'ont pas été acquises par leurs propres mains mais par les faux dévots aux mâchoires dévorantes. Par un retour des airs renfermés, nous retrouvons des personnages bien connus de Platon, en l'occurrence les sophistes qui ne demandent toujours qu'à être remerciés d'avoir raflé en leur donnant davantage. Cette pratique caractéristique des faux-semblants ne cesse d'être jouée. Elle joue le nombre, qui est la règle des marchands et qui fait que mille hommes soient plus forts qu'un. Mais Socrate, se tenant en face, nous rappelle que «ce n'est qu'un moment, et le Contre-Un n'éclaire pas longtemps de sa pâle évidence» (Alain, Les Idées de les Ages). En guise de conclusion, que tout le monde sache que tout détournement des fonctions des élections de rédaction du texte de projet de Constitution en prise immédiate des pouvoirs d'Etat représente en soi une tentative caractérisée de coup d'Etat, qu'il faut dénoncer et condamner comme telle et contre laquelle la République doit réagir sans ambages, par-delà errements, confusions et incompétence de telle ou telle «Haute instance».