Par Kaïs DARRAGI Tout en plaidant pour une vision large et prospective de réforme qui devra se refléter dans les dogmes, l'organisation et les modes d'action de l'outil diplomatique, cet article n'offre qu'une série de propositions et non une vue exhaustive. Un exercice plus laborieux de dialogue et de confrontation d'idées et de projets devra être initié en interne et en externe avec les autres ministères et agences gouvernementales ainsi qu'avec les composantes de la société civile et de la classe politique. Il est, en effet, indispensable et urgent de susciter un débat informé sur le contenu de la réforme à envisager et sur les orientations futures de la diplomatie tunisienne ainsi que sur les enjeux, les intérêts et le réseau de partenariats vitaux pour la Tunisie, de façon que l'opinion publique et la classe politique disposent d'éléments de jugement sur l'état de notre positionnement diplomatique, sur les dynamiques à l'œuvre et sur la façon dont nous pouvons les influencer. Parce qu'il n'est pas de bonne politique sans vision et sans imagination, il importe à la diplomatie tunisienne d'être à l'écoute de tous les acteurs sans exclusion. Avant de présenter les grandes lignes des actions et mesures opérationnelles proposées, il importe de mettre en garde, tout d'abord, contre quatre risques majeurs qui pourraient dévier toute réforme de sa trajectoire et la vider de tout contenu : – Se contenter de quelques actions disparates, sans cohérence, sans impact et en deçà des aspirations et du potentiel de la diplomatie tunisienne ou se limiter à un exercice de communication sans substance réelle seraient contre-productifs et aggraveraient le déficit de crédibilité dont souffre le département et la démotivation de ses agents. C'est toute une mutation dans la culture, l'organisation et le mode de fonctionnement de la diplomatie tunisienne qu'il faut chercher. – S'inscrire dans une logique corporatiste qui ne cherche qu'à renforcer les acquis des agents du ministère et leurs privilèges ne servira ni les objectifs de la réforme ni les intérêts même du corps diplomatique qui ne devra pas perdre de vue les dividendes à cueillir sur la durée. En définitive, l'intérêt général doit prévaloir à toute autre considération corporatiste. A titre d'illustration, la révision de l'organigramme du département ou du statut des agents diplomatiques et consulaires doit s'inscrire dans une perspective de réforme globale et dans une nouvelle culture de gouvernance, de performance et d'efficacité. – Imposer la réforme verticalement (top-down) ne garantirait pas l'adhésion des agents, condition sine qua non de réussite. Les politiques de réforme sont des ententes négociées qui permettent aux agents de devenir partie prenante du projet de réforme et d'intervenir sur les défis à relever. Le principe d'appropriation (ownership) est, dans cette perspective, la clef de voute de succès. Il faudra, évidemment, s'attendre à des craintes et à des résistances, car tout changement déclenche un processus complexe qui se résume comme suit: peur : évaluation des gains et des pertes : projection dans l'avenir : implication et adhésion. Seuls le dialogue et la pédagogie permettent de passer de l'étape «peur» à celle «adhésion». – Il ne faut pas manquer d'audace, alors que la tâche est colossale, les attentes sont très élevées et le moment est un moment de rupture. Il faut, à mon sens, prescrire un traitement de choc, frapper les esprits et lancer un signal fort de rupture. «Quand on a un public, rien n'est trop audacieux», disait Winston Churchill. Or le public auquel nous devrons faire face ou avec lequel nous devrons collaborer est extrêmement vigilant et exigeant (opinion publique, Parlement, partis politiques, société civile et médias). Puisqu'«on ne peut pas résoudre un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré», comme l'a bien formulé Albert Einstein, les propositions de réforme que ce document avance cherchent à présenter des axes de rupture avec le lourd héritage que nous portons encore. Ces axes se présentent comme suit: Ouverture sur la société civile L'impérieuse ouverture du département sur la société civile et sur la classe politique est dictée par les considérations suivantes: – Les relations extérieures de la Tunisie ne sont plus la chasse gardée du département et de la présidence de la République. L'opinion publique, la société civile, les partis politiques et le pouvoir législatif revendiquent désormais à juste titre «un droit de regard». Les positions de la Tunisie et son positionnement diplomatique sont, en effet, des questions d'intérêt général et non l'apanage d'un gouvernement ou d'une classe d'initiés et de technocrates. Ceci est d'autant plus vrai que certains choix et orientations diplomatiques fondamentaux sont indissociables du débat démocratique sur les questions de l'identité et du modèle économique et de développement à construire. – Le ministère des Affaires étrangères qui ne peut plus revendiquer un monopole de l'action internationale gagnerait à travailler en collaboration étroite avec les organisations non gouvernementales et à jeter des ponts solides et durables de dialogue et de partenariat avec les acteurs non étatiques locaux et étrangers. L'apport d'un tel partenariat est inestimable et revêt deux dimensions. La première se rapporte au soutien que la société civile est en mesure d'apporter dans la réalisation de certains objectifs diplomatiques dans des secteurs ou des forums où l'intervention de la société civile est plus appréciée. La seconde dimension réside dans la capacité de celle-ci à accompagner le ministère des Affaires étrangères dans son œuvre de réforme en agissant comme un «ange gardien» qui encourage la transparence, la bonne gouvernance et les bonnes pratiques et qui agit à temps pour signaler tout retour aux réflexes révolues et pour alerter sur tout abus. – La méconnaissance des enjeux et des forces en œuvre sur l'échiquier international conjuguée aux discours populistes et démagogiques que le contexte révolutionnaire favorise imposent une démarche associative et interactive pour expliquer et éclairer sur les intérêts de la Tunisie, dissiper les malentendus et faire prévaloir la rationalité et le pragmatisme. L'étape actuelle, en particulier, requiert des échanges intenses surtout avec les partis politiques dont certains aspirent à prendre les rênes du pouvoir sans pour autant avoir une compréhension profonde des questions internationales, des enjeux stratégiques pour la Tunisie et des réalités du département. Pour répondre à ces nouvelles exigences, il me semble indiqué d'entreprendre dans l'immédiat des initiatives d'ouverture sur les partis politiques, la société civile et les médias. De telles initiatives peuvent prendre la forme de journées portes ouvertes et surtout de tables rondes organisées par le département ou en collaboration avec le syndicat des fonctionnaires du ministère et l'Association des diplomates tunisiens. Ces tables rondes auront pour objectif de présenter au débat: – Un projet de réforme du département (Livre blanc, Feuille de route ou Document d'orientation) – Les enjeux centraux de la diplomatie tunisienne – Les principes et les constantes qui devront guider la diplomatie tunisienne. A moyen terme, et dans le but d'encadrer et d'institutionnaliser le dialogue, surtout avec le Parlement et la société civile, il serait opportun d'envisager la mise en place d'une unité attachée au cabinet du ministre chargée de la coordination avec ces deux parties. De même, il serait utile de mettre en place un conseil pour la coopération non gouvernementale présidé par le ministre et rassemblant des acteurs majeurs de la vie associative et tous les intervenants gouvernementaux (ministère des Affaires sociales et OTE, ministère de l'Education, Atct, Fipa, Cepex…). Le tissu associatif tunisien à l'étranger mérite une attention particulière. L'effondrement du dispositif d'avant le 14 janvier dominé par le RCD et ses organisations satellites devra permettre l'éclosion de nouvelles structures représentatives élues librement, d'associations sectorielles et de mutuelles et organisations de solidarité et de lobbying en faveur des communautés tunisiennes. Loin de toute instrumentalisation politique, les dotations budgétaires qui étaient allouées par l'OTE notamment aux structures du RCD devraient désormais servir pour soutenir les structures représentatives et les autres associations sur la base de projets soumis annuellement pour financement partiel dans un cadre compétitif et transparent régi par des termes de référence et des critères clairs. Le département, le ministère des Affaires sociales, le ministère de l'Education, l'OTE et le conseil pour la coopération non gouvernementale dont la mise en place est proposée ci-haut, devront annoncer chaque année les projets retenus pour financement et en assurer le suivi et le contrôle pour éviter tout abus. Il serait, par ailleurs, bénéfique, dans un souci de transparence, d'envisager même l'association, en tant qu'observateurs, des représentants de la société civile et des organisations non gouvernementales au déroulement des marchés publics lancés par le département. Les difficultés techniques pouvant entraver une telle démarche (obligation de confidentialité et dispositions juridiques non existantes) sont faciles à aplanir moyennant une véritable volonté politique. Le préalable à ces nouveaux rapports avec la société civile reste l'accès à l'information. Hormis les données personnelles et les informations confidentielles inhérentes au travail diplomatique, toute information d'intérêt public doit être disponible sur le site web du ministère ou accessible, sur demande dans des délais raisonnables (statistiques, budget, état de coopération avec pays et organisations internationales, positions de la Tunisie...). De même, et en vue de faciliter les échanges et les décentraliser, l'organigramme du département et les noms et qualités de hauts responsables doivent être disponibles sur Internet, comme c'est le cas dans de nombreux pays.