Le titre du livre est insuffisant et, dirais-je, trompeur. Ce livre, qui sera incessamment mis sur les étals enTunisie, est un chantre à la modernité dans la mesure où la modernité — et la démocratie — passe par la place de la femme dans la société. Pas n'importe quelle modernité, pas à n'importe quel prix! La modernité qui intègre l'histoire et le patrimoine culturel, sans confrontation et sans heurt avec les différentes civilisations. Certes, l'auteur préconise une rupture, mais une rupture mentale et psychique, osant puiser dans les écrits et la pensée de philosophes et chercheurs de différents bords. Les références éclectiques de ce livre illustrent cette thèse. Autre particularité de ce livre, son auteur : une femme de la génération à cheval sur l'Indépendance et le Protectorat, nourrie aux traditions tunisiennes et à l'école des lumières et, enfin, psychiatre; ce qui n'est pas sans sens à l'époque où en Tunisie, être au firmament aurait été plus simple en étant cardiologue, chirurgien... La place du «fou» aux années 1950 - 1960 était emblématique en Tunisie, procédant du «saint» et du «diable» à la fois. Les quelques rares psychiatres étaient des médecins militaires français ou quelques tunisiens (hommes s'il vous plaît) formés à l'école française à St-Anne. Une femme a osé entrer dans ce monde de «fous». Au-delà de la sensibilité féminine nécessaire, il lui a fallu beaucoup de courage et d'engagement pour le faire. Dans ce livre, elle éclaire – par une anecdote— l'origine de son engagement. Oui, être psychiatre, c'est être engagé! Dès l'introduction, l'auteur annonce la couleur : il s'agit d'un livre qui prend sa source dans la carrière d'un médecin psychiatre, femme arabo-musulmane, horrifiée par le suicide d'une jeune fille pour cacher la perte de sa virginité! Comme son titre l'indique, ce livre traite des «Femmes». Pour éviter tout aspect partisan ou émotionnel, Pr Douki Dedieu a, dans un premier chapitre, fait l'état des lieux, avec des arguments, études, enquêtes, statistiques et publications de renommée internationale, menés dans différents pays. Le constat est amer : «Un décalage entre une législation émancipatrice et une réalité sociale imprégnée de valeurs traditionnelles». Le résultat de ce décalage est un lourd tribut payé par les femmes à travers leur exposition, plus importante que pour les hommes, aux troubles mentaux. Au-delà des différences biologiques endocriniennes, des facteurs sociaux sont de plus en plus incriminés et prouvés être à l'origine de ce tribut, que l'auteur illustre à travers l'étude de la dépression dans le monde arabo-musulman, en prenant comme exemple la Tunisie et les Emirats Arabes Unis. Asservissement Comment, quand on est femme, née sous «une malédiction originelle», se déclinent les différentes étapes de la vie? Le Pr Douki Dedieu développe le parcours d'obstacles de la petite fille, la jeune fille, la femme et la grand-mère, avec toujours le même souci de rigueur scientifique : enquêtes, publications et exemples tirés de différentes civilisations. Sont étudiés, avec toujours la même rigueur et la même diversité, des civilisations, la virginité, les grossesses hors mariage, la mixité, la sexualité, l'éducation, le travail, le mariage, la fidélité, la fécondité et l'infertilité, le divorce, la ménopause, la situation des femmes atteintes de maladies mentales, la situation des femmes en prison... et enfin la violence contre les femmes. Quoique les discriminations soient elles-mêmes une violence, l'auteur traite de situations précises de violence : les violences conjugales et domestiques, les mutilations génitales, le crime d'honneur, les femmes kamikazes. Un sous-chapitre est consacré à «l'alibi religieux» justifiant ces violences. Dans ce chapitre, par des citations du Coran et du Prophète, l'auteur démonte cet alibi, incrimine «des coutumes culturelles ou traditionnelles». Elle se révolte — à juste titre — contre quiconque qui «justifie la violence faite aux femmes au nom du divin». Suit un constat amer et bien lourd : les résistances, patentes au nom de la tradition, ou/et latentes, au nom de la mère! Avec ce constat, commence un deuxième livre : celui qui traite de «la Mère», et où le psychiatre a pris la place de la femme. L'auteur n'hésite pas à dévoiler ces références et préférences : S. Freud, L. Israël, A. Bouhdiba, M. Ghorbal, J.M. Hirt... et son appartenance à la génération bourguibienne. Une analyse fine concernant l'émergence de la modernité dans la famille tunisienne, l'évolution des lois et l'émergence du couple parental; mais force est de constater que le traditionalisme tend à vouloir gagner le terrain perdu. Des résistances rétrogrades apparaissent de plus en plus dans le monde : ouvertement déclarées en pays d'Islam, elles apparaissent aux Etats-Unis, dans les pays asiatiques, en Europe — en exemple, la loi votée en France en 2008, qui autorise «l'enseignement par regroupement des élèves, en fonction de leur sexe» —, et en Tunisie où certains sont plus effarouchés par une mèche de cheveux d'une femme que par le poil d'un barbu! L'auteur décortique les théories anglosaxones «maternalistes», les «bonding», les «co-sleeping», et conclut que ces théories constituent le pire danger pour l'émancipation de la femme. Sont étudiées les relations mère/fille et mère/garçon, avec le constat que la discrimination est déjà présente aux premiers âges de la vie aux dépens de la fille. En outre, cette promiscuité de la mère avec son fils dans les sociétés traditionnelles — avec la bénédiction des pères — contribue à pérenniser la discrimination envers les femmes. Ainsi les dernières sont-elles actrices de leur propre «asservissement». Impliquer le père Sont également abordées les conditions de l'émergence, chez le petit, de l'Homme de la Culture, à partir de sa condition de Nature en passant par le poinçon fondamental : la prohibition de l'inceste, la nécessaire et fondamentale triangulation, pour que ces fils sortent de la glu du désir maternel. L'œdipe n'étant pas soluble dans le matriarcat, «le culte des mères» n'est que le miroir de «la peur haineuse des femmes». De ce ratage œdipien, ne peut sortir «qu'un garçon meurtri et habité par un vif ressentiment contre les femmes». De là, le voile pour mettre la femme hors du regard. Suit un développement sur la place du scopique dans les religions, plus particulièrement la religion musulmane, et de l'impossible représentation. De multiples références viennent à l'appui de ce développement, entre autres, le mythe de Jawdar développé par A. Bouhdhiba. On devine bien la complicité des femmes dans cette dynamique, leurrées qu'elles sont par un pouvoir mortifère et frustrées qu'elles ont toujours été, depuis leur naissance, de par un sentiment d'être «insatisfaisante» pour leur propre mère. Le livre se termine par un appel «politique» au sens le plus large. Un appel fait par la psychiatre imprégnée de sociologie et d'anthropologie qu'est le Pr Douki Dedieu : un appel à un vrai patriarcat. Un patriarcat qui fait appel au père et non à une phallocratie. L'auteur met en garde contre «le piège où les hommes ont cru bon, un jour, d'enfermer les femmes et qui s'est aussi refermé sur eux», au sens psychique du terme. L'oppression faite aux femmes se paye très cher : dans le présent, par les maladies sous toutes leurs formes avec leurs conséquences sur les enfants, et dans le futur, en hypothéquant une société équilibrée, où une synthèse devrait exister entre tradition et modernité. Un clin d'œil est fait vers la «révolution du jasmin» et le monde maghrébin. Un appel est lancé pour que la promiscuité du féminin/masculin ne s'accompagne ni de phobie ni d'anxiété, pour que le suicide des femmes, à l'instar de Bouazizi, soit entendu comme une réponse ultime à la violence et en même temps, un appel à la vie. A la condition, dit l'auteur, que ce combat soit accompagné par les pères : «C'est seulement quand la mère fera place au père dans son royaume, que l'homme accueillera la femme dans son empire» et que pourra enfin, advenir la république des citoyens. En attendant une traduction en langue arabe, ce livre est à lire, à relire et à recommander. Les femmes et la discrimination. Dépression, religion, société. Ed : Odile Jacob, octobre 2011