Par Lassaâd BENAMARA Nuits d'insomnie, nuits de solitude, les questions sont là, imprécises, inexplicables. Besoin de dire, de formuler, de laisser les mots courir sur la page sans censure, dire que le fardeau est devenu trop lourd, je manque d'oxygène à l'image de l'alpiniste qui, presque au sommet, dévisse. Dans ma tête, un vent de tempête. Flash-back, dix mois plus tôt, billet en poche pour un voyage que je ne ferai sans doute jamais. Les premières élections tunisiennes libres d'octobre en ont décidé autrement. Quatre semaines vécues dans l'angoisse de cette attente qui n'en finit point. Et ce merveilleux rendez-vous au palais du Bardo, complètement raté. Tant d'espoirs, tant d'espérances pour… un rêve inachevé ! Depuis, j'ai fait ce que j'ai pu, essayé de comprendre, de pardonner, là, je m'effondre. Parfois les appels au secours ne sont pas entendus comme tels, l'angoisse augmente et la révolte me gagne. Aujourd'hui de Bizerte à Tataouine, en passant par Kasserine et Gafsa, j'ai pris sur moi tout le malaise de mon peuple, lui aussi avait besoin de parler, d'être écouté. Mais les dés pipés ont été jetés… 2+1=1; la réalité dépassant la fiction et mon cœur de Tunisien en est déchiré. Deux partis socio-démocrates s'unissent avec un parti conservateur, libéral économique pour former le premier front politique incohérent de l'histoire de l'humanité: libéral, marxiste, conservateur. Boujour les contradictions, bonsoir les angoisses… au Conseil constitutionnel. Et dire qu'on n'a prévu qu'une année… pour écrire la Constitution. Peut-être ont-ils décidé du coup d'écrire l'histoire de la Tunisie ? Quarante ans d'exil ne m'ont pas autant marqué que cette journée du 22 novembre, et je vous jure que j'ai eu mal, mal parce que les discours que j'entendais sonnaient faux. Un immense vide s'est installé entre eux et moi. Ce vide dont on a peur sans pouvoir le nommer… Une question ne cesse de hanter mon esprit, cette question que j'ai tant envie de hurler. Mais que voulez-vous faire de mon pays, vous les nouveaux seigneurs de ma douce Tunisie ? Vous qui, des années durant, avez décrié le parti unique présidentiel, vous qui avez, et à juste titre, combattu et souffert de ce groupe d'individus qui a dépouillé, par la loi et la force, toute la richesse de notre pays. Bipartisme ou tripartisme ? Semi-présidentiel ou parlementaire ? Peut-être… un mélange de tout à l'image du parti. Non incroyable, vous n'y pensez quand même pas ? Un Califat parlementaire ? Comment osez-vous aujourd'hui, sous couvert d'une victoire électorale, nous imposer ce que vous combattiez par le passé: une idée unique ? Comment appelleriez-vous un groupe de personnes qui exerce tous les pouvoirs de façon absolue, sans qu'aucune loi ou institution ne les limitent ? Surtout que vous vous êtes donné le droit exclusif d'écrire ces lois. Et cette phrase de Moses Isegawa dans Abyssinnian Chronicles me vint à l'esprit et m'interpella: «Le venin insidieux du passé se mêle au présent et l'emploisonne». Hautains… vous l'êtes un peu, à l'image de vos partis dominateurs. Passer d'une rive à l'autre en se délestant de ce qui encombre sans tenir compte des appels des uns, des craintes des autres. Qu'à force de donner, sans recevoir en retour il arrive qu'on hurle et se rebelle. Ce matin dans les larmes, à bout de souffle, à l'image de ces hommes et femmes du sud, j'ai eu peur. Peur de ne plus pouvoir parler à mes enfants de cette superbe révolution du jasmin, peur que ma femme ne puisse un jour lire ses angoisses dans mes yeux. Peur pour mes amies, peur pour la liberté des médias, pour nos illustres penseurs qui ont marqué l'histoire des hommes. J'ai peur, peur comme ces enseignants, ces étudiantes, ces doyens d'université, ces journalistes, ces magistrats, ces artistes. Mais j'ai surtout peur pour ces enfants déchirés, à la recherche d'une identité sociale, ces chômeurs qui comptent plus les jours qui passent que les dinars dans la poche. Ces hommes et femmes qui ne savent pas comment sera leur lendemain, des éternels oubliés. Quant à vous mes maîtres, Bayrem, Haddad, Chebbi, Aimé, Che, Mandela et autres Zola, Shehreen. Là où vous êtes, je le sais, votre soutien me réchauffe le cœur. Pour les autres moins connus, voire inconnus, vous mes amis, qui m'avez soutenu quand j'ai décidé de rentrer au pays, depuis, vous n'avez cessé de me téléphoner jour après jour, toi Beck, Sergio, Michaël, Annie, Kad, Habib, Leïla, Kaïs, Amel… Vos encouragements et vos paroles coulent comme une larve chaude jaillissant d'un cœur en éruption d'amour pour ma Tunisie et ses hommes. Fier homme de gauche, j'ai eu le privilège de vivre ces instants magiques… et je continue à croire en ces Tunisiens pour qu'ils puissent m'offrir encore d'autres moments d'allégresse. Moi à qui il a été donné de vivre ce réveil, j'ai un profond respect pour cette jeunesse assoiffée de dignité et de liberté. Ma confiance en eux me permet aujourd'hui de tolérer la présence de cet unique parti qui s'apprête à diriger mon pays. En tant que défenseur des droits de l'homme, libéral de gauche, féministe de première heure, démocrate, je présente à ce mouvement tripartite toutes mes félicitations en l'assurant de lui accorder toute ma sympathie et appui politique tant qu'il respectera ses engagements préélectoraux, et qui se résument simplement en trois points: • Ne pas toucher à ma fille • Ne pas iraniser notre Tunisie • Ne jamais trabelsiser notre système. N'oubliez pas M. Ghannouchi, n'oubliez jamais les années 70, les années où l'université tunisienne était un espace structuré par une gauche rompue à la pratique politique qui vous a permis de vous former et vous doter d'une ligne idéologique. N'oubliez pas M. Ghannouchi nos slogans, nos marches politiques, nos manifestations devant l'ambassade de Tunisie à Paris en juillet 81 quand on vous a condamné à onze ans de prison lors du grand procès du MTI. Hommes et femmes, nous étions tous vos adversaires politiques, de races et de religions différentes. Tous unis pour une seul cause: vous soutenir en tant qu'homme. Et on ne l'a jamais regretté. Comme bien avant vous, on a soutenu l'Imam Khomeiny lors de son soulèvement contre le Chah. Mais si vous persistez dans votre silence à condamner les agissements de ceux qui souillent nos espaces de liberté, vous vous condamneriez à vous isoler dans l'arrière-cour politique et à attirer nos mécontentements. Et ce jour-là on marchera sur Tunis, contre vous. Et on ne le regrettera pas non plus. Une dernière question pour conclure: Hier, un ami journaliste européen m'a téléphoné pour me raconter une histoire qui, je vous jure, m'a glacé le sang. Une histoire à faire revenir Bouazizi (que Dieu ait pitié de son âme) parmi nous. Vraiment une histoire qui fâche puisque c'est de l'argent qu'elle traite. A votre avis combien gagnerait un élu pour le Conseil de la Constitution ? Ma réponse était de 2 à 3.000 dinars. D'après cet ami journaliste qui, d'après quelques sources dignes de foi, pense que nos élus, censés travailler bénévolement pour construire la Tunisie (slogan commun à tous les partis) toucheraient mensuellement chacun l'équivalent de 15 fois le salaire d'un jeune ingénieur… Alors SVP, afin de déglacer mes veines, dites-moi ce qu'il en est vraiment. Car la démocratie commence maintenant… par la transparence… dans les actes et dans les paroles.