Par Abderrazak BEN AMAR* On a beau dire que la Tunisie était le pays du «modernisme», qu'elle était la seule nation arabo-musulmane qui ait promulgué une Constitution et un Code du Statut personnel garantissant le rôle et les droits de la femme au sein de la famille et dans la société, que ce petit état ouvert géographiquement par ses deux littoraux à la Méditerranée ne l'est pas moins quant à l'ouverture des mentalités de ses habitants à l'Occident et à toutes les autres cultures et civilisations, qu'il s'est distingué également par la présence d'une élite intellectuelle qui s'est aisément située dans le sillage tracé par Bourguiba. Cette image rehaussée par de substantiels acquis en matière de scolarisation et d'émancipation de la femme dont Bourguiba s'enorgueillit parce qu'il en était l'initiateur. Ben Ali, profitant de ce legs, en faisait son cheval de bataille et avec sa politique de lutte contre le terrorisme, il en a fait une façade de soi-disant «moderniste» qui a réellement ébloui les pays occidentaux. C'était un «fonds de commerce» qu'il a exploité à outrance, ce qui lui a valu le silence et la complicité des pays occidentaux qui croyaient vraiment que le dictateur déchu formait une barricade contre les islamistes. On a même vanté le mérite de ce régime. Chirac n'a-t-il pas parlé de «miracle tunisien», sans, bien entendu, se soucier de la dure épreuve qu'endurait le peuple tunisien. Donc, cette politique anti-islamiste a plutôt resserré leurs rangs et multiplié leurs adeptes. Nous assistons, contrairement aux objectifs escomptés, à une consolidation de la tendance intégriste bénéficiant en cela d'un contexte international marqué par les limites d'un libéralisme économique sauvage et la déconfiture que le bloc socialiste a essuyée et par l'émergence de l'islamisme comme la seule alternative contre l'Occident mécréant et ses collaborateurs des pays arabes. Donc ces facteurs endogènes et exogènes ont consolidé la tendance islamiste en Tunisie et le socle théocratique était bien érigé, sur lequel reposaient confortablement les nahdhaouis tunisiens. Conscient de ce raz-de-marée islamiste et convaincu de la nécessité de contenir ce phénomène, Ben Ali a lâché du lest en créant la radio publique religieuse «Ezzitouna». Il a fléchi son intransigeance quant au hijab dont le port finit par être autorisé, surtout dans les milieux scolaire et universitaire où il était strictement prohibé parce qu'il était considéré comme un signe religieux ostentatoire qui a fini par gagner la rue et toutes les administrations publiques et privées. Bref, nous avions en Tunisie, à la veille de la révolution, une ligne de masse qui a déjà fait son choix pour l'islamisme. Et cette prédisposition était favorable à Ennahdha. Le lendemain de la révolution, on commençait à parler de cet atout d'Ennahdha qui apparaît comme le parti le plus fort et déjà les démocrates et toutes les composantes de la société civile commençaient à éprouver leurs craintes vis-à-vis de ce parti que le 14 janvier 2011 a bien servi sur un plateau en or. D'autre part, il a su profiter de la nature de la société tunisienne sur le plan politico-socio-culturel. C'est ainsi qu'Ennahdha, dotée de moyens financiers fabuleux, s'est intéressée à cette frange conservatrice qui s'est nettement démarquée de l'autre Tunisie des quartiers des grandes villes, celle qui se situe dans la sphère du «modernisme» hérité de Bourguiba mais qu'il ne faut jamais confondre avec la politique de l'ancien régime déchu. D'ailleurs, contrairement à ce que l'on croit, Ben Ali n'a jamais eu de stratégie, de politique ou de culture modernistes. Il n'a fait, pendant son règne, qu'encourager la production d'une culture de pacotille marginale qui a sclérosé les esprits et sapé la créativité. Et puis l'œuvre de Bourguiba du «modernisme» consistait en réalité à des mesures saccadées visant plutôt la provocation de l'esprit religieux sans l'intention d'une radicalisation du modernisme. Il était loin de la création d'une société laïque, comme l'a fait Mustapha Kemal Ataturk qui, de 1925 à 1928, a vraiment fait de la Turquie un Etat laïque avec un nouveau code civil, une abolition de la polygamie, la suppression de l'ordre religieux et l'adoption du calendrier grégorien et de l'alphabet latin, sans oublier la panoplie des mesures prises en 1924: l'abolition du califat, la suppression des tribunaux musulmans et de l'enseignement religieux. Donc, c'est grâce à 80 ans de régime laïque que le Parti turc islamiste pour la justice et le développement d'Erdogan réussit aujourd'hui brillamment la gestion des affaires de l'Etat sur tous les plans. Cet islamisme turc n'est pas celui d'Ennahdha dont les dirigeants, il est vrai, se proclament partisans de l'Etat civil et démocratique, mais ils ignorent, au moins la plupart d'entre eux, qu'ils n'ont pas réellement évolué pour pouvoir prendre du recul par rapport au religieux. Ils ont du mal à se libérer du référentiel religieux dont ils dépendent totalement. Après les promesses annoncées dans l'euphorie de la campagne électorale, les dirigeants nahdhaouis se trahissent et multiplient le double discours. C'est ainsi que Sadok Chourou n'hésite pas à rappeler que la prochaine Constitution devra avoir la Charia comme référence. Autre déboire éprouvé même par les électeurs d'Ennahdha suite à la proclamation du VIe califat par Hammadi Jebali, promu chef du gouvernement transitoire prochain ! Enthousiasmé par une facile et étonnante victoire de son parti, il veut rappeler sa volonté de l'instauration d'un Etat théocratique mais aussi et surtout il veut amadouer les autres islamistes, les plus durs, à savoir les salafistes. Ce sont ces discours qui ont attisé le feu, exaspéré le fanatisme et plongé les salafistes dans la conquête des enceintes universitaires à Jendouba, à Kairouan, à Sousse, à Gabès et enfin à La Manouba pour semer la panique au sein de la communauté estudiantine et universitaire, laissant ainsi libre cours à leurs délires et fantasmes pour inaugurer l'avènement du califat en imposant leur misogynie par la séparation des deux sexes, par l'obligation d'autoriser à certaines étudiantes le port du niqab, par l'occupation des locaux d'enseignement et de l'administration, par l'arrêt des cours et des examens et par la séquestration du doyen de la faculté. Toutes ces violences visent la profanation des lieux de la science, du savoir, de la créativité, de l'illumination des esprits dont ils sont les farouches ennemis. La réaction d'Ennahdha ? Le silence ! Un silence complice car aucun texte, aucune affirmation officielle, aucun manifeste n'est venu condamner ces violences à part quelques partis politiques et certaines composantes de la société civile qui ont dénoncé ces actes et qui craignent le pire parce que le danger va s'abattre sur l'ensemble des institutions universitaires. Il faut qu'il y ait de la part d'Ennahdha en tant que parti majoritaire à la Constituante et Hammadi Jebali, prochain chef du gouvernement tunisien, une condamnation de tout acte de violence séparément, sans se contenter de rappeler de vieilles déclarations ambigües et anachroniques. Les martyrs de la révolution et les électeurs d'Ennahdha n'ont jamais rêvé de l'instauration en Tunisie du VIe califat. La lutte du peuple tunisien qui a fait bénéficier Ennahdha de ce qu'elle est aujourd'hui était plutôt pour éradiquer la corruption, pour faire régner la démocratie, pour le développement régional, pour garantir l'emploi d'abord aux plus démunis ensuite à tous, pour sauvegarder la dignité des Tunisiens, pour une Constitution valable pour tous où il y aura séparation des pouvoirs, seule garantie de la disparition à jamais de la dictature. Le peuple ressent aujourd'hui de l'amertume quand il apprend que le parti Ennahdha affiche des visées hégémoniques au sein de la Constituante et qu'il s'acharne pour instaurer le régime parlementaire où le chef de gouvernement rafle toutes les attributions et tous les pouvoirs. Cela est un prélude du risque de l'avènement de la dictature parlementaire. Toutes les forces démocratiques à l'intérieur et à l'extérieur de la Constituante et les composantes de la société civile devront s'opposer énergiquement à ces dérives et tirer la leçon du passé pour être efficaces sans pour autant obstruer les bonnes actions et les mesures de la Constituante si elles sont de bonne guerre.