Par Mohamed Larbi Bouguerra Le ministre de l'Intérieur français, devant un parterre d'étudiants de droite, a osé affirmer la semaine dernière : «Pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas. Celles qui défendent la liberté, l'égalité et la fraternité nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique.» Et, didactique, il devait préciser plus tard : «Une civilisation qui asservit la femme, qui bafoue les libertés individuelles et politiques, qui permet la tyrannie [est-elle] une civilisation qui a la même valeur que la nôtre ? » Mardi 07 février, à Paris, l'Assemblée nationale a vécu un beau brouhaha bien politicard. Le gouvernement a quitté la séance des questions — ce qui ne s'était jamais produit depuis 1898 — évitant ainsi à l'exécutif de prendre position sur la diatribe provocatrice de son ministre de l'Intérieur. Par cette sortie, le gouvernement tenait à protester contre l'intervention de M. Serge Letchimy, député de gauche originaire de Martinique (mais oui, c'est en France, un confetti de l'Empire comme on dit !) – ancien descendant d'esclaves — s'en prenait aux propos de M. Claude Guéant: «Ce n'est pas un dérapage. C'est un état d'esprit, et c'est presque une croisade. Monsieur Guéant, vous déclarez du fond de votre abîme, sans remords ni regrets, que toutes les civilisations ne se valent pas. Que certaines seraient plus avancées ou supérieures à d'autres. ...Le régime nazi, si soucieux de purification, était-ce une civilisation ? La barbarie de l'esclavage et de la colonisation, était-ce une mission civilisatrice ? » Les propos du ministre ont été avalisés par le président Sarkozy et plusieurs membres de son gouvernement ainsi que par... un autre « démocrate » de son entourage, M. Serge Klarsfeld, qui a fait son service militaire dans ce parangon de la démocratie et des droits de l'homme qu'est Israël, ce pays « civilisé » où vivent des citoyens de deuxième catégorie — les Palestiniens, dont des centaines d'enfants mineurs sont mis à l'isolement et privés de sommeil dans les sinistres cellules des prisons de Petah Tikva et Al Jalame (et son odieuse Cellule 36) (voir Harriet Sherwood, « Palestinian children in Israeli jails », The Guardian Weekly, 27 janvier 2012, p. 10). (1) A la pêche aux voix Pour récupérer les électeurs de Marine Le Pen, dont le père était un tortionnaire patenté au service de l' «Algérie française», Claude Guéant fait semblant de confondre civilisations, régimes politiques, religions et intégrismes et de livrer en pâture les minorités arabes, musulmanes, noires... installées en France. Ce faisant, le ministre français refoule la question sociale et évite de parler de celles qui taraudent aujourd'hui les Français : chômage, sécurité sociale en peau de chagrin, allongement de l'âge de la retraite, grèves dans l'enseignement et dans l'aéronautique, bavures policières, SDF mourant de froid, perte de prestige et d'influence de la France au profit de l'Allemagne, affaires politico-judiciaires... Il faut donc détourner le peuple français de ces questions cruciales et gênantes pour le président sortant... et dont la réélection semble si problématique que M. François Fillon, le Premier ministre en personne, et M. Claude Guéant briguent la Mairie de Paris pour l'un et un poste de député pour le second ! A l'heure où l'on fête le cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie, l'intervention de M. Guéant donne l'occasion de lui rappeler que la «civilisation» française — donc occidentale — n'a pas hésité à ratisser le Cap Bon et Tazerka, ni à bombarder le marché et l'école de Sakiet Sidi Youssef, ni à laisser ses parachutistes massacrer au napalm la population de Bizerte ! Dans la République laïque de M. Nicolas Sarkozy, le patron de Guéant, on n'a aucun scrupule à mettre le prêtre avant l'instituteur dans le domaine éducatif. Mon père m'a toujours parlé, les larmes dans les yeux, du Congrès eucharistique de Carthage – congrès d'«une envergure exceptionnelle» — qu'il considérait comme une insulte au peuple tunisien et à sa culture. Ce congrès s'est tenu du 7 au 11 mai 1930 et était organisé avec l'autorisation du pape Pie XI « en signe de résurrection de l'Eglise d'Afrique» à l'occasion du cinquantenaire du Protectorat sur notre pays qui coïncidait avec le centenaire de la colonisation de l'Algérie. Le tome IV de l'Histoire Générale de la Tunisie de MM. Ahmed Kassab et Ahmed Ounaïes (Sud Editions, Tunis, avril 2010, p. 396) apprend à ce sujet : «Dix mille pèlerins... se rendent à Tunis pour la circonstance. Cent évêques et quatre mille chanoines en uniformes complètent la foule des chrétiens... Parmi les manifestations, une procession de cinq mille jeunes revêtus d'uniformes de croisés traverse les rues de Tunis avant de défiler au stade du Belvédère, et de former, au centre du stade, une gigantesque croix». Les Tunisiens ont vu dans ce Congrès «une neuvième croisade en terre d'Islam». En somme, M. Guéant s'inspire probablement de tels précédents. Il n'a semble-t-il rien compris à l'évolution historique, lui qui appartient pourtant au parti gaulliste dont le chef a été contraint de se séparer « des trois départements français d'Algérie», comme précédemment la France avait dû se séparer du Vietnam après la cuisante défaite de Dien Bien Phu que lui avait infligée le Général Giap (qui a fêté ses cent ans en août dernier). M. Guéant ne s'est pas aperçu que les peuples colonisés ont récupéré leur dignité et qu'aucune civilisation ne peut se présenter comme le nec plus ultra des qualités et de l'intelligence humaines. Il feint d'oublier, lui qui se gargarise de «défendre la liberté, l'égalité et la fraternité», que le peuple tunisien, par exemple, a fait sa Révolution en dépit des «félicitations» de Nicolas Sarkozy au régime de Ben Ali en 2008 pour «les progrès accomplis en Tunisie dans le domaine des droits de l'homme.» ou, avant lui, de la déclaration de Jacques Chirac en 2003 affirmant lors de sa visite au dictateur que «le premier des droits de l'homme, c'est de se nourrir, de se loger...». En un mot comme en cent, M. Guéant est le digne continuateur de ses chefs — qui pensent que nous sommes faits pour être toujours dominés — et de Mme Alliot Marie – titulaire du maroquin de l'Intérieur avant lui – qui voulait voler au secours de Ben Ali et l'aider à mater le peuple tunisien à l'aube de sa Révolution. Pour continuer à faire des affaires avec son père et profiter des largesses de l'Atce ? Pour répondre aux propos de ce ministre français, il nous suffit de lui rappeler ce que disait, dès 1908, Béchir Sfar, lors du Congrès de l'Afrique du Nord qui s'est tenu à Paris du 6 au 8 mai : «Nous appartenons à une race, à une religion et à une civilisation qui valent, en gloire historique et en force d'assimilation, à n'importe quelle civilisation des peuples anciens et modernes... Il ne saurait donc, en bonne politique, être question de nous appliquer la fameuse théorie des races supérieures et des races inférieures ... » Toutes les races et les civilisations ont participé à l'évolution de l'Humanité. Il n'y a point de classement à établir en la matière. (2)(3) A l'hostilité de ce monsieur, nous opposons le dicton africain qui proclame : «S'il y avait quelque chose de bon dans la guerre, dans l'agressivité, les chiens l'auraient trouvé.» On signalera pour terminer que le député français Serge Letchimy est le digne successeur à la mairie de Fort de France, en Martinique, du poète Aimé Césaire, le chantre du peuple noir qui disait : «Vous savez que ce n'est point par haine des autres races Que je m'exige bêcheur de cette unique race Ce que je veux C'est pour la faim universelle Pour la soif universelle » Et il concluait : « Il n'est pas question de livrer le monde aux assassins d'aube. » ————————————— 1) On notera que mercredi 08 février, Nicolas Sarkozy a reçu, à l'Elysée le soldat sioniste Gilat Shalit. Espérons que l'autre binational – palestinien celui-là — et emprisonné par Israël après un procès inique, Salah Hammouri, soit lui aussi reçu par le président français. Peut-on faire des distinctions entre deux Français ? 2) On lira avec profit l'excellent ouvrage de Philippe Büttgen, Alain de Libéra, Marwan Rashed et Irène rosier –Catach « Les Grecs, les Arabes et nous. », Fayard, Paris, 2009. 3) Alain de Libéra, « Averroès, philosophe moderne », Libération, 09 novembre 1994.