Par Mohedine BEJAOUI Un détour par le théâtre pourrait apporter un éclairage particulier, parce qu'il n'est pas très abusif de penser que la comédie humaine est au peuple ce qu'est le psychologue pour l'individu, si tant est que l'une et l'autre consentent à se mettre à table ou à s'allonger sur le divan en acceptant de régler la prestation. Amnésia, Junun, deux pièces prémonitoires de la troupe du Nouveau Théâtre , qui s'empara de la folie comme thématique récurrente, «prétexte» d'une dramaturgie franchement inspirée des flottements de la société tunisienne entre continuité et rupture, modernité et réaction, espoir et anxiété. Deux personnages emblématiques traversent les deux pièces, incarnent par alternance la structuration sociale, en dominant-dominé, en faible-fort, en homme-femme; construction historicisée, intériorisée, qui survécut au 14 janvier 2012 et, qui ne s'évanouira pas par la seule disparition physique du dictateur. Sa figure fuyante, paternaliste abusive, écrasante, hégémonique, hante encore les esprits des siens, comme de ses victimes. La nature sociale a aussi horreur du vide, les places libérées ont été aussitôt occupées «opportunément» par une espèce d'appel d'air. La révolution est une monture peu rétive, elle se laisse monter par des cavaliers dont la morale flexible est paradoxalement peu chevaleresque. Les personnages du nouveau théâtre ont cette duplicité, cette étoffe changeante qui, de burnous en trois pièces peut vous transformer le destin d'un homme, ou celui d'une nation. L'habit fait le mufti, comme le niqab fait la polémique, «la fitna». «Cachez-moi cette Fetina que je ne saurais voir !» Dans Amnésia, le chef a été limogé par les siens, abandonné par ses anciens affidés, échouant dans un hôpital psychiatrique après une confusion mentale vraie ou simulée. Il n'y pas de lieu plus approprié pour prendre acte des blessures d'une société au travers des incohérences des siens, ne serait-ce que de sa façon de traiter ses fous furieux, on peut juger le degré de sa maturité et son civisme. Le chef déchu y retrouvera ses victimes perturbé par les mêmes démons et hallucinations que lui, alors qu'il en a été l'artisan doué. Dans cet hôpital, on retrouvera les peurs, les doléances, les chikayas, les non-dits enfin exprimés dans leur vulgarité par les gros mots qui conviennent, l'obscénité du pouvoir du plus fort sur le plus faible, l'infirmier qui reprend de l'autorité sur le dictateur en chef, l'ordre de l'arbitraire inversé mais toujours opérationnel. Et si sommeillait en chacun de nous un dictateur en puissance? Fascinant ! Maintenant que le dictateur n'est plus là, que se passe-t-il aux frontières de l'hôpital psychiatrique ? Le personnage central de Junun, paranoïaque errant, qui voit en tout un chacun un tortionnaire potentiel, n'est pas le fou du village à qui on attribuait à tort ou à raison des vertus d'extra lucidité et de sagesse inaccessible aux profanes, Nun, est tout vivant sous la chape de plomb d'une dictature féroce, se réfugiant dans les chimères consuméristes, qu'il les réalise ou pas, doublement prisonnier d'une situation insensée mais fonctionnelle. Pourvu qu'on soit plusieurs à souffrir, la douleur est plus supportable ! Pas de possibilité de bonheur collectif, le bien-être communautaire est hors de portée ici-bas, alors souffrons ensemble comme le dit cet adage tunisien détestable «une pendaison collective est une villégiature». La révolution «doit-elle s'arrêter avec la perfection du bonheur» (Saint -Just). Le grand soir de la révolution est ivresse, le lendemain est fait de gueule de bois, un moment historique tellement court — un instant, une temporalité — qui porte un espoir manifestement immense suivi d'un désenchantement immédiat. Toute révolution porte en elle les germes de la déception, ses acteurs tombent inexorablement dans une psychose post-insurrectionnelle. (F. Ben Slama) Comment quitter la folie ? Comment sortir de l'hôpital psychiatrique? Une opération d'évacuation que prendrait en charge une élite de «saints d'esprit» serait-elle la panacée? Ça se saurait. Dans une situation exceptionnelle, extraordinaire où les espoirs et les peurs font corps, tout peut basculer dans la terreur. Le déferlement des passions, les manifestations pacifiques ou violentes, la libération de la parole opprimée depuis 50 ans, autant de comportements qui s'apparentent à une thérapie de groupe — sociétale, sociale — qui s'organisent malgré tout, sous des dehors intempestifs, festifs, avec quelques accents délirants. Les Tunisiens parlent, disent des choses, beaucoup de choses, sensées ou impertinentes, ils parlent, vocifèrent, ils ne s'écoutent pas. Le dialogue de sourds s'alimente d'une méfiance généralisée de toute parole différente, soupçonnée a priori de porter le risque coercitif : la laïcité pour les uns , parce que garante d'une neutralité du pouvoir vis-à-vis de la supériorité surdéterminée de la religion, la Charia selon d'autres parce que l'Islam est incontestablement au-dessus de tous et de tout, entre les deux courants, Dieu a du mal à reconnaître les siens, dans une bagarre où des énergies folles sont dépensées alors que le peuple veut vivre dignement dans un minimum de sécurité et de respect. L'insécurité qui règne sur le pays, qu'elle soit orchestrée ou spontanée, accroît la défiance, augmente la méfiance et laisse le pays livré à des accès paranoïaques dans des frontières symboliques et géographiques éclatées. On ne sait plus qui est qui ? Donc, le danger peut venir de partout. Des malfrats déguisés en policiers, des policiers ex-gros bras de la répression se pensent victimes du la dictature qu'ils ont servie, de faux barrages sur les routes, de sit-in pour exiger des emplois qui finissent par faire fermer l'usine dans laquelle les «sit-inneurs» auraient bien aimé travailler, des «Rcdistes» ont changé de veste et adopté le kamis sous la barbe des nouveaux pouvoirs... Le réel se dérobe sous des grilles de lecture précaires, bricolées dans l'urgence post-révolutionnaire sans le recul nécessaire qui neutralise les illusions d'optique. Pour rétablir le dialogue, il faut absolument que des corps intermédiaires ad hoc puissent intervenir comme des médiateurs, ils seront les facilitateurs d'une dialectique de construction discursive et initiateurs d'une pédagogie de la négociation entre des acteurs qui crient d'autant plus fort qu'ils ont moins raison, pour de bonnes et mauvaises raisons. Des figures sages insoupçonnables de connivence avec l'ancien régime, affranchies d'ambitions personnelles pourraient réinstaurer une méthode et un espace de discussion entre des protagonistes aussi méfiants les uns des autres qu'ils demeurent prisonniers de leur aversion à accepter la contradiction, tapie en leur for intérieur. L'insoumission à l'arbitraire ne peut triompher que si l'individu s'émancipe de sa propension naturelle à s'écouter parler en se donnant systématiquement raison, que s'il consent à ouvrir un espace à l'autre, si semblable, si différent pour que naisse un projet collectif.