Si l'on considère que l'Iliade et l'Odyssée représentent ensemble le principal récit de la mythologie grecque, alors il est juste de dire que le personnage d'Ulysse constitue de son côté le héros le plus central de l'esprit de l'ancienne Grèce, dans la mesure où il est le personnage le plus important de l'histoire. C'est vrai, il partage le premier rôle avec des héros de grand renom, dont le plus illustre est Achille. Mais cela concerne la première partie de l'histoire, celle de l'Iliade, alors qu'Ulysse, lui, la traverse de part en part. Un des moments forts de l'Odyssée, d'ailleurs, est la rencontre d'Ulysse et d'Achille après la mort de ce dernier : la scène se passe dans l'Hadès, l'enfer de la religion grecque. Ulysse, étrange privilège, pénètre ce monde inquiétant des morts à titre de visiteur : à vrai dire, il y pénètre à la recherche d'un devin renommé, Tirésias, auprès de qui il souhaite s'enquérir de sa destinée. A ce stade, notre héros a déjà entamé son retour mouvementé vers sa cité, Ithaque. Mais il a connu des mésaventures tellement terribles qu'il est pris de doute quant à la façon de s'y prendre pour poursuivre son voyage et se demande même si ce voyage vaut la peine d'être entrepris, car si les dieux lui sont contraires, l'effort est vain. Gloire et ombres de l'enfer Autant peut-être rester auprès de cette magicienne, Circé, qui ne serait pas fâchée de le voir rester, menant une vie où les jours ressemblent aux jours et mêlant les saveurs de la nourriture à ceux de l'amour... La réponse de Tirésias est chargée de lourdes menaces sur les conditions de ce voyage, mais ce dernier mérite quand même d'être entrepris. Et le sera. Entre-temps, l'incursion dans les entrailles de l'enfer a donc permis à Ulysse de voir d'illustres personnages, au sommet de la gloire du temps de leur vivant, mais qui, ici, ne sont que des ombres gémissantes, incapables même de parler, du moins pas sans un artifice particulier. Et voilà, Achille, ce héros à qui l'immortalité fut promise lorsqu'il fut trempé, enfant, dans le liquide magique, est là et il n'échappe pas au lot. On sait qu'il a été trahi par son talon qui, lors de l'immersion, n'a pas été recouvert. De sorte que, recevant un jour une flèche empoisonnée en cet endroit précis de son corps, il succombera comme le commun des hommes. Et c'est donc une scène pleine de sens que celle d'Ulysse, à qui aucune immortalité n'a été promise, qui descend dans les enfers, y rencontre le grand héros de l'Iliade, s'entend dire de la bouche de ce dernier que mieux vaudrait pour lui être l'esclave d'un pauvre paysan et être vivant plutôt que d'être une gloire parmi les humains et les dieux mais se retrouver dans le monde des ombres — vanité de la gloire ! — et, finalement, après avoir fait tout cela, rejoindre, lui, Ulysse, le monde des vivants. Il y a un paradoxe autour de la figure d'Ulysse car le prototype du héros, Héraclès, a part, lui, à l'immortalité. Les récits qui le concernent parlent d'apothéose au moment de sa mort, c'est-à-dire d'ascension vers l'Olympe, qui est la demeure des dieux immortels. Or Ulysse, même si son sort ne manque pas de susciter l'intérêt des dieux, et en particulier celui d'Athéna, demeure un héros à taille humaine. Nulle part il n'est question à son sujet d'une origine clairement ou, de toute façon, directement divine et à aucun moment on n'évoque non plus une destinée qui serait plus que celle de l'homme en général. Plus encore, lorsque, dans la suite de l'histoire, il recevra de la part de la nymphe Calypso l'offre de devenir immortel à condition de rester auprès d'elle et d'oublier son Ithaque, il déclinera l'offre, préférant donc à cela le destin de mortel et le simple espoir de retrouver sa terre natale, celle où l'attend sa patiente épouse et son fils, et en quoi s'affirme et se révèle sa vraie destinée. Ruses connues et ruse secrète Ulysse est souvent qualifié de sage. Sans doute en raison du fait qu'il est peu enclin à offenser les dieux par ce que les anciens Grecs appelaient «hybris», c'est-à-dire cette violence qui bouleverse l'harmonie cosmique et qui peut tenir parfois en un mauvais geste, un regard de mépris envers un étranger de passage... Mais Ulysse est d'abord «l'homme aux mille tours». C'est grâce à lui que le siège de Troie prend fin puisqu'il est à l'origine de la ruse du fameux «cheval de Troie» qui permettra aux Grecs de pénétrer à l'intérieur de la ville et d'en ouvrir les portes à l'armée : armée qui, de son côté, avait feint de lever le camp et de reprendre le chemin du retour mais qui n'allait pas tarder à revenir et à s'engouffrer dans la cité aux portes désormais ouvertes... toutefois c'est avec le voyage de retour et les multiples embûches qui l'attendent sur son chemin qu'il donnera la mesure de ses ressources Une ruse restée célèbre à ce propos est celle qui a consisté à répondre «Personne» au monstre Polyphème qui le retenait prisonnier et qui lui demandait comment il s'appelait. De sorte que, après avoir trompé sa surveillance et lui avoir crevé son œil unique de cyclope grâce à un pieu rougi au feu, lorsque les amis du monstre lui demanderont qui lui a fait cela, il leur répondra : « Personne ! » Ce qui facilitera énormément la fuite ... Face aux sirènes, Ulysse trouvera l'astuce qui lui permet d'écouter leur chant sans céder à leur charme mortel, et cela en demandant à ses marins de l'attacher au mât et de serrer plus fort chaque fois qu'il voudra se libérer, tout en ayant pris soin de leur boucher les oreilles grâce à de la cire... Ce sont quelques-uns parmi les mille tours... Mais il en existe d'autres plus cachés. Et un en particulier, dont on ne pourra jamais être entièrement sûr, cependant, il se cache dans les profondeurs de son âme, celui-là : feindre auprès des dieux de ne pas rechercher l'immortalité, pour la gagner d'autant plus sûrement. Le divin Homère ! A vrai dire, la ruse est l'art des dieux par excellence. C'est par cette arme qu'ils viennent à bout des Titans, leurs grands adversaires cosmiques qui menacent de ramener le cosmos vers le chaos. Mais c'est aussi par elle que les dieux affermissent les mortels dans leur rôle de partenaires, de défenseurs à leurs côtés de l'ordre cosmique et de son harmonie. Dans le cas d'Ulysse, la guerre de Troie est tout entière un moyen détourné à travers lequel les dieux cherchent à la fois à tester et à révéler la capacité de l'homme à se faire leur allié dans la défense de l'ordre cosmique : la figure d'Ulysse est en tout cas l'illustration d'une telle alliance. La vengeance de Poséidon, qui s'acharne à faire périr Ulysse comme Héra a cherché à faire périr Héraclès, relève aussi de la ruse... Or, Ulysse répond en redoublant de ruse : en un sens, les dieux sont bluffés, sous le charme des ressources qu'il est capable de puiser en lui-même. C'est de cette façon, du reste, qu'il parvient à forcer les faveurs de l'Olympe, contre la colère de l'un de ses habitants qui n'est pourtant pas des moindres, puisqu'il s'agit du dieu des flots amers. L'Iliade et l'Odyssée sont l'œuvre du divin Homère... On s'interroge aujourd'hui si cet Homère a réellement existé en tant qu'individu particulier ou si ce n'est pas plutôt une collection de poètes qui se sont succédé et qui ont sculpté ce récit au fil du temps. Toutes les conjectures sont permises. Mais l'adjectif divin demeure malgré tout : il se justifie en ceci que, à travers le chant du poète, c'est en réalité un hommage des dieux eux-mêmes qui est rendu à un homme, celui qui est exemplaire de leur point de vue, parce que, comme eux, et pas moins bien qu'eux, il manie la ruse pour que s'accomplisse le bon ordre cosmique... Car c'est dans un monde où l'homme s'accomplit pleinement en tant qu'homme que le monde lui-même s'accomplit en tant que monde !