Par Omar BOUHADIBA Les choses ne marchent pas en Tunisie; c'est un fait. Si la révolution a été déclenchée par le chômage et l'inacceptable pauvreté d'une partie de la population, ces deux plaies n'ont fait que s'aggraver. Nous avons tous perdu le décompte du nombre de chômeurs, tant sa croissance est rapide; 600.000, 700.000, 800.000, on ne sait plus très bien. La surprise fait place à la colère quand nos télévisions nous montrent un autre visage de notre Tunisie. Celui d'une pauvreté insoupçonnée, d'un désespoir qui n'est tout simplement pas permis en 2012. Des gens dénués de tout qui ressassent le même message sur toutes les chaînes. Un régime est parti, un autre est venu; nous n'avons vu aucune différence. Le Tunisien écœuré crie trop c'est trop; il faut faire quelque chose. En face, le silence. Pas de politique de relance, pas un projet, pas un emploi, pas un Tunisien élevé au-dessus de la ligne de pauvreté.... On s'occupe comme on peut. Un prêcheur égyptien d'un autre âge pour créer de l'animation, quelques voyages par-ci par-là dont on revient en général les mains vides, une conférence sur la Syrie plutôt que sur la Tunisie, des attaques répétées contre une presse qui fait enfin son travail, des interviews aux médias étrangers où on prétend que la démocratie est en marche au pays du jasmin, non sans pester au passage contre l'opposition parce qu'elle oppose, de longs débats sur les mérites du khimar chez les habitantes de La Manouba .... Bref tout sauf le principal. Il est clair désormais que les partis au pouvoir n'étaient pas préparés à la victoire, encore moins au gouvernement. Ils n'avaient ni les idées, ni les hommes, ni les programmes qui nous auraient permis de sortir de la grave crise dans laquelle nous avons plongé. Notre leadership tricéphale, provoque la dérision du public qui sait maintenant que le mot troïka qui trouve son origine dans la Russie du 17ème, désigne un attelage de trois chevaux tirant avec une grande célérité un traîneau transportant la malle postale. Ce qu'on sait moins, c'est que le cheval central, plus puissant, donnait la cadence. Il s'appelait «korrenik» en français le limonier. Il était flanqué de deux chevaux plus petits, appelés les bricoleurs. Plutôt que de savoir qui dans notre troïka donne la cadence et qui bricole, peut être aurait-on mieux fait de choisir le mot latin triumvirat plus représentatif de ce que nous avons mis en place. Le gouvernement, loin de rassembler les forces vives de la nation, s'est, maladroitement, mis tout le monde à dos, y compris la puissante centrale syndicale avec qui il se trouve maintenant dans une logique de confrontation où tout le monde va perdre. Tout cela n'est toutefois pas inhabituel. L'histoire montre que les premiers gouvernements post-révolutionnaires réussissent rarement et durent en général bien moins que deux ans. Les défis sont trop importants, et les dirigeants, rompus à l'opposition, sont mal préparés à gouverner. Les demandes légitimes de nos jeunes révolutionnaires restant insatisfaites, la situation économique étant ce qu'elle est, sauf miracle, l'alternance semble maintenant plus que probable. Il faut donc s'attendre en toute logique à ce qu'une autre équipe succède à celle-ci dans des délais plus ou moins courts. Comment cette nouvelle phase va se dérouler n'est pas seulement crucial pour notre pays. C'est un grand examen de passage dont les enjeux sont potentiellement énormes pour le monde entier. Si des élections libres et transparentes sont organisées dans le délai prévu du 23 octobre 2012, qu'elles consacrent une démocratie civilisée, et amènent au pouvoir un gouvernement différent et mieux préparé aux défis énormes qui lui font face. Si le parti majoritaire se plie de bonne grâce au verdict des urnes et passe à l'opposition en gardant toutes ses chances pour les élections futures, nous aurons donné une magnifique leçon au monde, confirmant, par là même notre position de leadership moral et intellectuel dans la sphère arabe. Mieux encore, la Tunisie aura démontré à un Occident sceptique, que le discours officiel de nos idéologues islamistes était sincère, et que l'islam politique arabe peut en effet être modéré, responsable et tout à fait démocratique. Al Nahdha, malgré ce faux départ, aura gagné des lettres de noblesse exceptionnelles, qui en feront un parti plus crédible que jamais, même à l'égard de ceux de sensibilité autre qu'islamisante. C'est là que la comparaison avec l'AKP turc pourrait devenir réelle. L'AKP, dont les électeurs, souvent laïcs, lui donnent une vaste majorité, base sa popularité sur sa compétence à gérer les affaires de l'Etat et l'économie. Le Premier ministre Erdogan, ancien maire d'Istanbul, bâtit lui-même sa carrière politique sur sa gestion impeccable de la gigantesque métropole qui lui ouvrit grandes les portes du Premier ministère à Ankara. Si, en revanche, l'équipe au pouvoir opte pour une fuite en avant irresponsable, tergiverse, se durcit, ou nous entraîne dans une situation où des extrémistes mal contrôlés instaurent un climat d'insécurité, nous aurons devant nous des jours forts difficiles. L'alternance aura lieu de toute façon car on ne peut continuer comme ça. Tenter de s'incruster serait non seulement vain, mais pourrait donner lieu à des désordres tout à fait évitables, donc impardonnables. L'enjeu dépasse de loin la petite Tunisie. Il s'agit rien de moins que de la crédibilité démocratique de l'islam politique modéré de par le monde. Sans que nous le réalisions, l'Occident, comme les peuples et gouvernements arabes nous observent de près, avides de savoir sur quoi notre révolution va finalement aboutir. Notre pays n'est aujourd'hui rien de moins qu'un cas d'école, un exemple précurseur de ce qui pourrait se passer dans la phase suivante du printemps arabe. Vu de l'extérieur, notre parcours a été jusque-là sans faute. Tout s'est fait dans la légalité, le peuple s'est prononcé dans des élections admirables de transparence, et le verdict des urnes a été appliqué sans réticences. Si la deuxième phase dégénère et aboutit au chaos ou à l'autoritarisme, les mouvements islamiques modérés de par le monde se verront couper l'herbe sous les pieds et les sceptiques confortés dans leurs positions. Nul mouvement politique islamique ne pourra plus jamais prétendre, avec crédibilité, à la modération ou à la démocratie, si même en Tunisie, il n'a pas survécu à son premier grand examen.