A l'occasion de l'interview que nous a accordée le Président de la République, publiée dans notre édition du 29 février, l'opportunité nous a été offerte de visiter le théâtre, construit au sein du palais de Carthage et qui a été pratiquement inutilisé par Ben Ali. La découverte des lieux a été doublement émouvante. La mémoire de ce véritable petit joyau s'est construite autour de l'intelligence d'un leader politique passionné par le 4e art. Un malentendu historique et culturel l'a réduit au silence, un silence qui n'a rien à voir avec celui que le théâtre connaît. Il n'y avait que Bourguiba pour penser à bâtir un beau petit théâtre en plein palais présidentiel. Lui avait le 4e art dans le sang, il savait puiser dans cet art en plus du sens de la sagesse, les vertus de la déclamation et de la vocalise. Ceux qui ont suivi les discours du leader se remémoreront probablement la cadence, le rythme théâtral de ces discours: le jeu des émotions, la ponctuation par le silence, et parfois, par les larmes et surtout la moralité de l'histoire. Plus qu'un leader d'opinion, Bourguiba excellait dans l'art de manipuler la foule. Son petit théâtre qu'il ordonna de construire, parallèlement au grand palais de Carthage, en 1964, illustre cette volonté, soutenue, de se ressourcer constamment auprès de l'art des rhapsodies, école de l'éloquence et de la logorrhée. C'est un vrai sanctuaire, situé légèrement en retrait par rapport aux indépendances, aux appartements privés et aux locaux administratifs. Le théâtre du palais est flanqué de deux entrées, l'une afférente au palais et réservée aux hôtes de marque et l'autre située en retrait. Une miniature de bonbonnière qui n'a rien à envier à celle de l'avenue Bourguiba: une scénographie inspirée de la bonne vieille architecture italienne, une scène digne d'un spectacle de la plus haute performance technique:cintres, frises, cage, tout l'arsenal de l'ingénierie son et lumière, sans oublier les fameuses trappes, jadis, antre des bons vieux souffleurs, manitous d'une époque où il fallait secourir, en leur chuchotant le texte, des comédiens illettrés et parfois trahis par leur mémoire, et qui se faisaient pardonner par leur passion pour le théâtre. Entre-temps, elles ont été récupérées dans le dispositif scénique de la mise en scène moderne. Par nostalgie pour un art qu'il avait découvert, aux côtés de son père spirituel que fut Mohamed ( son frère aîné), par besoin de ressourcement aussi, celui qu'on surnommait aussi « le comédien suprême » ne soupçonnait sans doute pas qu'il condamnait un espace fait pour la mouvance, voire pour l'effervescence, en termes durkheimiens, à l'inanité et à l'oubli, en le cloîtrant entre les murs d'un palais. Il ne pouvait soupçonner, non plus, le type de son successeur? Le silence quasi glacial, débilitant, confinant à celui des vestiges d'une époque révolue, ne manque pourtant pas de révéler l'animation que les lieux ont dû vivre et entretenir à travers les représentations théâtrales et musicales qui y étaient programmées durant le règne du combattant suprême. Le dépouillement prévu des archives du palais nous révéleront certainement le rythme de ces représentations. D'ores et déjà, il semble que du temps de Ben Ali, les feux de la rampe du petit théâtre n'auraient pas éclairé la crème du répertoire théâtral, mais elles auraient accueilli tout au plus, trois variétés, plutôt kitsch, qui furent plus une manifestation de montre qu'un acte d'intérêt culturel. A propos de montre, d'exhibitionnisme, les décors attenants à l'espace de représentation proprement dit, une multitude de salons, dont une pièce patrimoniale, récupérée au palais de La Marsa et datant de l'époque beylicale, revêtue de soie chinoise à fleurs minuscules sur un fond bleu ciel pastel, sont somptueusement meublés et décorés dans un goût dont on aurait dit qu'il aurait inspiré au sociologue de théâtre Richard de Marcy sa fameuse réflexion sur l'hypertrophie de la somptuosité...Ce théâtre a-t-il vécu les paradoxes, les vrais, ceux qui hantent les comédiens dans la quête de la transition du stade de simples exécutants, d'interprètes tout court, à un stade de vrais créateurs? La réponse nous vient plutôt des quelques ouvriers flanqués de leurs blouses blanches, réduits comme ils sont à veiller à l'entretien d'un matériel qui n'a que peu ou presque pas servi, qui tranche avec celui, limé, de la grande bonbonnière. Pas le moindre atome de poussière, des planches presque pas foulées, des projecteurs dont quelques-uns, pour n'avoir point servi, sont encore enrôlés dans leur emballage en plastique fin... Ici, des gouttelettes de sueur de comédiens emportés par la transe du jeu ont-elles coulé ? Auraient-elles arrosé ces planches des affres de la création ou ne serait-ce que du trac de la représentation? Mais, chez ces gens-là...Brusquement s'éteignirent les lumières et au rythme de nos pas vers la sortie, le silence tonitruant reprit.