Par Hatem M'rad Il semble que le véritable «miracle tunisien», issu de la révolution, est celui de la liberté d'opinion. Un processus désormais irréversible créé en quelques jours, en quelques semaines, en quelques mois. Une liberté de ton irradie l'ensemble de la société tunisienne, du sommet à la base ; une opinion publique et une société civile résolues à défendre leurs idéaux ou leurs intérêts ; une presse audacieuse, irrévérencieuse, excessive, que le gouvernement lui-même a du mal à faire plier autrement que par l'emprisonnement ou le code pénal. Le phénomène est à coup sûr historique. Jamais, en effet, depuis 3.000 ans, depuis les Phéniciens, le peuple tunisien, ni même un autre pays arabe, ne s'est exprimé avec autant de liberté et d'audace. L'histoire du peuple arabo-musulman est l'histoire d'une concentration illimitée et continue du pouvoir, sans parenthèses libres, contrairement à l'histoire occidentale, qui a, elle, connu la liberté politique, très tôt avec les Grecs, puis plus tard, à partir des révolutions politiques du XVIIIe siècle, et la décentralisation politique au temps de la féodalité. Le phénomène est aussi politique. Il s'explique par l'abolition de la dictature par l'ensemble de la société, jeunes et moins jeunes ; une dictature qui a criminalisé durant plusieurs décennies l'opinion libre. Penser librement était un crime punissable pénalement. La liberté de l'esprit s'identifiait à un complot contre la sûreté de l'Etat. L'abolition d'une dictature, la construction de la démocratie et la libération des esprits sont, au-delà de la réhabilitation de la dignité, des actes par essence politiques. La liberté qui en découle est l'instrument du changement de régime politique. Le phénomène est en passe de devenir enfin culturel. Une nouvelle culture, de nouvelles mœurs libres sont nées. Enracinées en quelques mois dans la conscience collective, il est désormais quasi impossible de renier ou de supprimer ces nouvelles mœurs d'un trait de plume à l'avenir, ni par des gouvernements ou majorités islamistes, ni par des gouvernements à majorité laïque. Le contraire pourrait constituer l'ébauche d'une deuxième révolution, qui serait conduite par les seuls «amis de la liberté», qui auront à défendre les acquis de la première révolution. Cette opinion libre, défendue par tous, est à elle seule la nouvelle Constitution du pays. Elle est déjà un «statut», fruit d'un consensus et de la détermination de la plupart des groupes sociaux, mais d'un consensus, il est vrai, fragile. Cette «Constitution de la liberté», fruit de la révolution, doit en tout cas déterminer les contours du véritable «Acte constitutionnel», celui qu'aura à concevoir l'Assemblée constituante. Le terme «constitution» a en effet une signification plus riche que celle qui est employée dans un sens juridique strict. A quelle condition une société ou une organisation sociale respecte-t-elle la liberté des individus ? Quel est le statut de la liberté des individus, dans le sens libéral du terme, existant dans la société ? Voilà la signification de l'expression «Constitution de la liberté». Les constitutions sont en effet fondées sur la liberté. C'est en effet en vue de garantir les libertés, et non d'instaurer la démocratie ou la charia, que sont apparues historiquement les constitutions. Petit pays sur le plan territorial et démographique, sans grandes richesses économiques, sans matières premières, la Tunisie ne pouvait rayonner ou se frayer une place dans l'échiquier international qu'à travers un statut supérieur de liberté. Le Qatar, minuscule pays, a cherché à avoir une audience internationale, tantôt par la richesse pétrolière qui lui a été offerte, moins par le caractère industrieux de sa population que par la nature ou par le ciel; tantôt par la tumultueuse chaîne Al-Jazira, une chaîne mi-libre, mi-militante aux relents islamistes. Mais dans les deux cas, il s'agit d'une diversion dissimulant l'absolutisme de l'émirat. Tous les atouts dont bénéficie ce pays ne peuvent se substituer fondamentalement à la liberté, celle qui permet à tout un peuple, riche ou pauvre, de jouir de ses droits et libertés. Par la liberté retrouvée, la Tunisie a d'ailleurs permis l'avancée soudaine et de son histoire et de celle des nations arabes. Cette liberté d'opinion n'est pas toujours acceptée ou bien comprise par les extrêmistes religieux. Tous les groupes et partis politiques doivent pourtant, pour sauvegarder la démocratie, s'incliner devant ce statut de la liberté d'opinion. Le gouvernement de coalition, lui, une fois constitué, s'est engagé à défendre la liberté d'opinion à travers les déclarations des dirigeants et responsables politiques de la coalition. Mais la population tunisienne ne comprend pas les atermoiements du même gouvernement à ce sujet dans sa gestion quotidienne ou au gré des évènements. Face à des attaques délibérées, voire des agressions physiques, contre la liberté d'opinion, provenant des militants jihadistes salafistes ou des milices agitées d'Ennahdha, la passivité ou le laxisme de la coalition gouvernementale paraît incompréhensible aux yeux de l'opinion. Le gouvernement de coalition, incarnant une alliance islamo-laïque, a-t-il des convictions fermes et homogènes en matière de liberté ? Le CPR de Marzouki et Ettakatol de Mustapha Ben Jaâfar, partis foncièrement laïques, démocratiques et modernistes, paraissent généralement crédibles quand ils défendent la liberté d'opinion et d'expression, même s'ils paraissent débordés par les islamistes ou par l'insécurité de l'Etat. En revanche, Ennahdha paraît se situer à mi-chemin entre la démocratie et la charia. La raison ou le calcul politique l'attache à la «liberté des modernes», tandis que le cœur, la passion ou la conviction profonde vont vers la charia ou le salut de droit divin. Ce mélange est-il possible ou réalisable ? Peut-on mélanger kûfr, blasphème et mécréance d'un côté, tolérance et liberté d'opinion de l'autre ? Il ne faut pas s'attendre à beaucoup de clarté sur ce plan de la part d'Ennahdha. Il est difficile d'afficher une quelconque clarté politique quand on mélange religion et politique. C'est leur union qui constitue le fervent du double langage. On ne saura jamais si leurs positions ont un caractère politique ou religieux. En Turquie, en tout cas, le parti islamiste, l'AKP (Parti de la justice et du développement), modèle d'Ennahdha, a choisi son camp. Il se veut un parti défendant le caractère laïc de l'Etat, ainsi que la démocratie, la modernité, les libertés et l'intégration à l'Union européenne. La charia ne fait pas partie de son programme politique. Car ce parti veut réconcilier Islam, démocratie et modernité. C'est ce qui le rapproche des partis chrétiens-démocrates allemand et italien d'après-guerre. Quelle est vraiment l'attitude du gouvernement de coalition face à la liberté d'opinion, ce grand acquis de la révolution ? Et que faut-il faire pour défendre la liberté d'opinion ? Quelle sera surtout l'attitude des constituants islamistes qui n'ont aucune crédibilité en matière de défense des libertés ? La liberté religieuse n'a aucun sens pour les islamistes. Seul l'Islam a pour eux un rapport intime et privilégié avec Dieu. La dernière religion efface toutes les autres qui l'ont précédée. Les autres religions, chrétienne, judaïque ou bouddhiste, sont du pur kûfr, et ses adeptes de purs kûffâr. Seul le Dieu des musulmans est le vrai. C'est ce que pensent les musulmans en profondeur, d'ailleurs, des fuqaha et cheikhs Islam jusqu'aux plus humbles. L'intolérance profonde vient de là. La liberté politique n'a également aucun sens pour eux. La culture politique islamique considère le calife comme le commandeur des croyants, le «vicaire de Dieu», comme l'a dit Ibn Khaldoun. Il est le protecteur de la Umma islamique. La politique n'a aucune autonomie, elle suit la voie tracée par Dieu. Il n'y a de souveraineté que celle de Dieu. La liberté d'opinion ne peut aller ainsi ni contre la religion islamique, seule croyance véridique, ni contre la volonté du calife, notre guide politico-spirituel, qu'il s'appelle Abou Bakr, Omar Ibn Abdelaziz, Ghannouchi ou Jebali. S'opposer à Ennahdha, c'est s'opposer à la charia, et devenir un apostat. Au fond, l'islamiste ne conçoit pas qu'on puisse s'opposer à lui ou à la charia, même s'il fait semblant de croire en la démocratie. Peut-on vraiment s'opposer à Dieu ? Mais la liberté d'opinion doit être défendue avec vigueur. Elle doit d'abord être défendue à l'égard de la majorité, qu'elle se manifeste au gouvernement ou à l'Assemblée constituante. Autrement, les opinions minoritaires ou les individus marginaux ou isolés, pas forcément représentés à ladite Assemblée, n'auront pas droit de cité. Voilà le sens des manifestations contre les élus de la Constituante, que les élus eux-mêmes, surtout de la coalition gouvernementale, ont du mal à en saisir le sens. Elle doit être défendue à l'égard de l'absolutisme religieux, les préjugés et les tendances irrationnelles et théocratiques. Autrement, la tolérance sera difficile à s'établir. Car, c'est l'attitude religieuse qui fabrique les mentalités collectives. La charia est incompatible avec la liberté d'opinion, avec la liberté tout court. Elle est, comme en Iran, une interprétation a priori de la volonté humaine par des cheikhs en Islam au savoir arrêté au 1er siècle de l'Hégire. La liberté d'opinion doit être enfin défendue contre le laxisme de l'Etat. De laxisme en laxisme, l'Etat va à la déperdition. Or l'opinion ne peut rester un acte formel, elle est un acte en puissance. C'est pourquoi tout le monde cherche à en contrôler la direction.