Par Abdelhamid GMATI Le ministère de l'Intérieur nous a servi ses versions de ce qui s'est passé le 9 avril à l'avenue Bourguiba, à l'avenue Mohamed-V, au Passage et ailleurs... Puis il nous a dit qu'il était innocent des événements survenus à Radès quelques jours plus tard. Il y a, paraît-il, des hordes qui viennent délibérément agresser les forces de sécurité, généralement pacifiques : des jets de pierres, des «Molotov» (que personne n'a vus, mais ils étaient là puisqu'on vous le dit) et autres agressions. Pas de problème. Bien entendu, les «forces de sécurité», innocentes et agressées, se sont défendues et elles ont utilisé leurs armes de répression, comme au temps de la dictature. Il y a eu des victimes. Pas de problème. Normal. Sauf que c'était des êtres humains. Des personnes qui ont mal quand on les frappe, qui souffrent, qui sont blessées et qui finissent parfois à l'hôpital. Ils sont réels, de chair et de sang et ne sont ni virtuels ni objets. On n'est pas au Nintendo. Des gens, venus de Sidi Bouzid, de Kasserine, de Thala, de Gafsa, de Béja et d'ailleurs sont venus dire leur misère, leur ras-le-bol. Ils croyaient s'être révoltés contre la dictature, pour dénoncer cette misère, contre la marginalisation, cette non-existence, et dire ce désir de vivre, cette nécessité de n'avoir pas faim, cette soif d'être, d'être libre, bref d'être Humains. Ces gens-là, on leur a tapé dessus. Beaucoup parmi eux ont été victimes et se sont exposés aux répressions brutales et mortelles de la répression. Ceux qui sont morts sont dans nos cœurs et nous les honorerons toujours. Ils ne voulaient pas mourir, c'est certain : ils voulaient se soulever et dire «non à la dictature», et y mettre fin. C'était extraordinaire de courage et d'abnégation, surtout que, eux, comme nous avions passé des années à vivre sous cette dictature. Ils ont osé, par désespoir, mais ils ont bravé le système et ils en ont été victimes. On leur doit hommage. Ne serait-ce que parce qu'ils nous ont montré les capacités des humains. C'est-à-dire de se transcender, de se surpasser, de défier l'oppression et la puissance, de faire don de soi. On ne doit ni les marginaliser ni les utiliser à des fins inavouables. Malgré tout ce que l'on peut dire, nos chaînes de télévision nous proposent des reportages sur les régions tunisiennes, ce qui était impensable et même criminel avant. Et l'on découvre des gens que nous ne connaissions pas, des Tunisiens, qu'on côtoyait parfois, mais qu'on ne voyait pas. On les voyait autres : nos frères, nos concitoyens, qui vivaient — et qui vivent — dans des conditions de misère et de dénuement insoupçonnées. On a vu et découvert des personnes au visage rond, bien portants, mais aussi d'autres au visage émacié par les privations, les manques, la pauvreté, la misère, vivant dans des taudis et privés de tout. On ne le savait pas et l'un des apports énormes de nos télévisions a été de nous révéler ces réalités de nos sociétés. Lorsqu'une illustre inconnue, trahissant son statut «d'élue» à la Constituante, ose qualifier les journalistes de «mouches», elle ignore, dans son incommensurable ignorance, que les «mouches» ne s'intéressent qu'à ce qui n'est pas propre (CQFD). Les journalistes, eux, l'informent. D'ailleurs, si les journalistes n'avaient relayé «sa bêtise», personne n'aurait su qu'elle existait. Et les journalistes, même lorsqu'ils utilisent Internet, ne restent pas dans le virtuel et ne s'intéressent qu'à l'Humain car dans leur métier, ils ne vont que vers les Humains et jamais vers l'Abstrait ou l'Utopique. Ce qui retient leur attention, c'est ce qui a une incidence sur leurs usagers, leurs lecteurs, leurs auditeurs, leurs téléspectateurs. On appelle cela la proximité. Ils s'adressent souvent à l'intelligence, à la compréhension, car dans leur éthique, le fait est sacré; ils titillent parfois l'émotion et le sentiment pour des raisons moins nobles mais ils restent toujours à l'écoute de l'Humain. Car l'Humain est complexe : il est intelligent mais aussi émotif, sentimental, capable du meilleur comme du pire et c'est ce qui fait sa beauté et sa mocheté. Et c'est le seul qui intéresse. Des jeunes parlent, revendiquent, disent n'importe quoi. Ils ont tort ou ils ont raison. Ils vont jusqu'aux excès. Ils sont généreux, émotifs, et font plaisir. Parfois ils portent préjudice aux autres. Ils sont capables de tout, faute d'avoir été empêchés de tout. Ils essaient d'être et ils l'expriment. Maladroitement, certainement. Mais est-ce une raison de les réprimer ? La Constituante, qui s'occupe d'autres choses que celle pour laquelle elle a été constituée, a eu une des rares de ses décisions intelligentes de permettre à ses constituants d'aller à l'écoute de leurs élus. Certains l'ont fait mais une honorable dame comme Maya Jribi s'est fait agresser en allant écouter ses électeurs à Radès. D'autres aussi de différents partis, mais nous en ont-ils parlé ? Il s'agissait pourtant de nous parler d'êtres humains. Qui espèrent, désespèrent, osent, sont courageux, téméraires mais aussi lâches, peureux, faibles, souffrent, ont mal et comptent sur leurs semblables. La Constituante parle de tout mais surtout pas de Constitution. Le gouvernement dit qu'il fait ce qu'il peut. Il ne peut pas beaucoup. Et il frappe sur tout ce qui le lui fait objection. Les partis politiques, au pouvoir ou dans l'opposition, règlent leurs comptes. Tout le monde parle de tout. La révolution est devenue la référence de tous et est sacralisée. Mais tous oublient que tout cela, Révolution et autres, se résume à l'Etre humain. Où est donc le citoyen tunisien dans ces bagarres ? Et l'humain, dans tout cela ? Celui de Sidi Bouzid, de Thala ou de Bab Souika. Celui qui a mal et qui a espéré que cette Révolution allait lui rendre sa dignité d'être humain. On parle beaucoup des droits de l'Homme. On parle aussi beaucoup de morale et de religion. Mais on oublie que dans tout cela, il y a l'Humain qui compte. Et son bien-être comme raison d'être.