Par Khaled TEBOURBI Ce qui n'était que «craintes vagues», «pessimisme exagéré», «extrapolations avant coup» se confirme peu à peu: la Constituante de la révolution démocratique tunisienne ne sera probablement pas celle du consensus national, mais plutôt celle de l'affrontement des partis et de la lutte pour la prise du pouvoir. Vraisemblablement rien n'a changé. On était sous l'emprise d'un despote, on se dirige à pas raffermis vers la domination d'une coalition de majorité: la troïka. «C'est la règle du jeu» nous explique-t-on. La majorité concentre ses voix, la minorité acquiesce. Voilà tout! Churchill admettait que la démocratie est le moins mauvais des systèmes. Oui, mais Churchill parlait de démocratie parlementaire. Toute autre est une assemblée constituante. Et encore plus si c'est une assemblée née d'une révolution et dont la vocation première, la tâche évidente et unanime, est de rompre précisément avec une tyrannie. Soyons francs avec nous-mêmes: tout était clair, tout paraissait simple au lendemain du 14 janvier 2011. On venait de se débarrasser d'une dictature, il suffisait de préparer la voie à l'exact contraire : un Etat juste, librement élu, non corrompu, et de la liberté en tout, pour tous, pour la collectivité, pour les individus. Qui vraiment ne partageait pas cet idéal? Qui ne souhaitait pas bonheur et prospérité pour le pays? A part quelques rares nostalgiques et une poignée d'empêcheurs de tourner en rond, on était tous d'accord. Tout s'est compliqué depuis. En quelques mois, on a vu naître les divisions, d'abord sur la direction de la transition, ensuite sur les gouvernements provisoires, puis sur l'identité et la modernité, et enfin, à peine les élections terminées et la Constituante réunie, sur les prérogatives de ceux-ci et de ceux-là, sur les ministères à pourvoir, sur la nature même du modèle de société. A n'importe quel prix ! Ce qui s'est passé ces derniers jours dans l'enceinte du palais du Bardo laisse à penser que les vieux démons ont refait irruption. «Humain, trop humain», disait Nieszche. L'humain aux prises avec «l'ambition du règne» est décidément fragile. On ne reconnaît plus personne. C'étaient tous des combattants irascibles de la dictature, des défenseurs intransigeants de la justice et du droit. C'étaient des opposants voués à l'exil et aux prisons qui savaient, pour l'avoir enduré dans leurs consciences et leurs chairs, ce qu'est être privé de sa liberté, ce que signifie subir l'oppression. Ce sont aujourd'hui des «personnages d'arène», furibonds, griffes et dents dehors, le visage traversé de rictus, l'œil féroce, revanchards, cassants, sectaires, ne songeant visiblement qu'à une chose : prendre la place du «prédécesseur». Imposer volonté, décider, commander. Et à n'importe quel prix ! En coûtera-t-il à la Tunisie d'y risquer son statut de la femme, sa liberté de culte, sa tradition d'ouverture, sa diversité de culture. En coûtera-t-il à la révolution de perdre, en cours de route, ce pourquoi elle est née : liberté, dignité, séparation des pouvoirs, droits citoyens. En coûtera-t-il, pour tout dire, à cette Assemblée constituante de se muer en un monstre de gouvernance et de production de lois. Sans contradicteur et sans délai. En vertu du seul «argument» qu'elle a été élue un jour, et que tant que les bénéficiaires du vote ne l'auront pas décidé, le peuple souverain lui-même n'y pourra mettre un terme. Terminus, en somme, c'est ce que semble suggérer la troïka!