Par Abdelhamid GMATI Il paraît que toute révolution tend à instaurer la démocratie, c'est à dire «le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple». Bien entendu, chacun s'y prend à sa manière, selon sa culture, son histoire, ses valeurs, ses convictions, ses traditions, ses desseins. Tous se prévalent de la démocratie. Même les dictatures les plus sanguinaires, liberticides et répressives se présentent comme des démocraties, adaptées à leur pays, à leur peuple, à leur culture. En Tunisie, on n'a pas échappé à cette démarche et on en a entendu de toutes les couleurs : depuis «le peuple n'est pas encore mûr pour la démocratie», jusqu'à «nous pratiquons la démocratie au sein du parti (unique) au pouvoir», en passant par «nous avons notre propre démocratie adaptée à nos traditions et notre culture». Après la révolution, comment se présente ce projet démocratique ? Le président de l'Assemblée constituante a annoncé que «la nouvelle Constitution sera prête au plus tard le 23 octobre 2012», jetant ainsi un pavé dans la mare. Ses collègues constituants, membres de la Troïka et opposants, ont été unanimes à déclarer n'avoir pas été consultés. Les observateurs, politiciens, juristes, journalistes, intellectuels, s'interrogent, eux, sur les motivations de cette annonce et sur sa concrétisation. Est-ce pour rassurer une opinion publique inquiète de la «surenchère politique», «une bonne initiative», «un coup de semonce» en direction de constituants un peu trop laxistes? D'aucuns estiment que M. Ben Jaâfar s'est rappelé sa signature (avec 10 autres partis) au bas d'un document officiel fixant la durée de la Constituante à une année à partir de la date des élections (23 octobre 2011), délai au-delà duquel l'Assemblée perdrait sa légitimité, voire sa légalité. De plus, il était urgent de rappeler que ces élus n'ont qu'une unique tâche : rédiger une nouvelle Constitution. Quoi qu'il en soit, plusieurs élus mettent en doute la capacité de l'Assemblée de terminer cette Loi fondamentale à la date annoncée. La présidente de la commission constitutive du préambule et des principes fondamentaux de la Constitution a indiqué que «trois premiers paragraphes, sur les six, du projet du préambule sont quasi finalisés» et que la première mouture du projet sera présenté d'ici deux semaines. Cela n'avance pas vite d'autant que la crédibilité de l'Assemblée a reçu un rude coup avec la découverte des comportements de certains élus qui n'hésitent pas à voter plusieurs fois, se substituant à leurs confrères absents ; à relever que le vote par procuration n'a pas cours. De plus, on a noté un absentéisme grandissant atteignant parfois les 50%. Le comble est qu'un député a proposé de limiter le direct télévisé à quelques images et interventions bien choisies, estimant que l'opinion publique est influencée par la retransmission des séances parlementaires. Si on comprend bien, les fraudes et les mauvais comportements d'élus sont acceptables mais il faut les cacher. C'est ce qu'on appelle la transparence, une des bases de la démocratie. Cette démocratie qu'on nous concocte se dessine petit à petit à partir de certains comportements et déclarations. Un ministre qui se consacre à lutter contre la malversation, la corruption et le népotisme, n'hésite pas à cumuler les fonctions de ministre et de secrétaire général d'un parti. C'est ce qu'on appelle la séparation de l'Etat et du parti. Le président du parti Ennahdha au pouvoir menace que «toute tentative visant à évincer Ennahdha plongera le pays dans le chaos». Il n'est pas le seul à vouloir respecter le choix du peuple. Le président du parti El Watani promet de «descendre dans la rue avec les siens si jamais le projet d'exclure le RCD aboutissait». La justice, dont l'indépendance est une base démocratique, est également claire dans le nouveau projet. Le profanateur du drapeau national est condamné à 6 mois de prison avec sursis, alors que les directeurs d'un journal et d'une chaîne de télévision sont lourdement pénalisés pour des délits qui n'en sont pas. Que dire des auteurs d'agressions physiques, d'appels au meurtre contre des hommes politiques, des intellectuels, des journalistes, contre nos compatriotes de confession juive et chrétienne, qui courent toujours et échappent à la police et à la justice ? Mieux : le ministre des Droits de l'Homme nous informe que les islamistes, ex-prisonniers, ex-auteurs de complot et de violence, ex-poseurs de bombes seront indemnisés. Les ex-prisonniers d'opinion, membres de partis de gauche ont, eux, refusé et ont estimé que c'était une insulte. Un ministère a mis en ligne un site destiné à la délation invitant toute personne de rapporter tout cas de malversation financière dont elle aura été témoin. On l'aura compris : nos gouvernants sont pour la démocratie ; ils le disent et le répètent. Ils ont seulement phagocyté la démocratie et ses composantes. Phagocyter veut dire «détruire progressivement quelqu'un, quelque chose en les privant de toute autonomie, en s'en rendant maître de l'intérieur». Cela ne nous rappelle-t-il pas quelqu'un qui a été viré un certain 14 janvier ?