Par Hamma HANACHI Les manifestations artistiques efficaces sont celles qui annexent un territoire qu'elles ont arraché au domaine public. Sur ce chapitre, Mahrès fait figure de ville pionnière, un quart de siècle de vie, une direction consciente des enjeux de l'art, des invités, artistes et critiques tunisiens et étrangers, deux galeries d'exposition, la rue, le terre-plein et la plage, une semaine durant, la vie appartient aux artistes et respire au rythme de l'échange intellectuel. Des toiles, des sculptures, des installations qui accueillent le passager, le conducteur ou le promeneur, l'homme de la rue confronté malgré lui aux arts, ce n'est pas chose courante. Quelques défections d'artistes européens, nous apprend-on, conséquences des événements d'Al Abdellia ? Ceux qui veulent se débarrasser de l'art, cette forme de résistance et de combat, ignorent ce qu'ils lui doivent. A moins qu'ils en sont conscients et qu'ils le redoutent, conséquence : ils l'attaquent de front ou par la bande, les uns le combattent par les bras, les autres le dénigrent par le verbe. Réponse de Salwa Mestiri, au colloque sur l'art contemporain à Mahrès: «Si être citoyen fait de soi une personne active au sein du tissu social, être artiste et citoyen, c'est réinventer la réalité du monde en poussant plus loin ses limites». L'une des vertus majeures du Festival est de réunir des artistes, des critiques, des intellectuels, bref des consciences libres dans un même lieu, parlant du même sujet, inventant le monde, partageant les affinités électives d'artistes célèbres. Le cosmopolitisme pour contrer l'idée de l'identité « pure ». Que sont devenues les universités d'été qui enrichissaient le débat ? En mémoire, des discussions avec Youssef Rekik, fondateur de la FIAP de Mahrès, son rêve et sa bataille: la construction de la cité des arts dans sa ville. Ses successeurs devraient s'y atteler. ****** 14 juillet, Arte. Retransmission en direct du Festival d'Avignon, Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphe belgo-marocain et figure emblématique de la scène internationale annexe la Carrière de Boulbon, dans les parages de la ville, Puzzle est le nom de sa dernière création. Ballet forcément moderne, thème : un puzzle qui se fait et se défait au gré de l'écriture des corps. Décor dans la carrière même, des masses de pierres se transforment en bâtiment, en intérieur de maison, en labyrinthes, en usine, en ville, ambiance urbaine, scènes kafkaïennes, des tags en arabe, des allers -retours, le chaos, le silence, le chahut, des culbutes, une tension continue, une énergie à couper le souffle. Danseurs de bords différents, Mohamed Benaji, Navada Chaundari, Kasotomi Kosuki, Sidi Larbi lui-même... Musique émouvante de l'ensemble vocal corse A Filetta et la voix limpide, mélodieuse, sensiblement « faïrouzienne » de Fadia Tomb El Haj (Liban), un flûtiste-percussionniste japonais, solennel Kazunari Abe. Deux heures sans répit, sans pause, sans ennui. Sublime. Extrait d'une interview de Cherkaoui, à Jeune Afrique (juillet 2012), il évoque Amin Maalouf, le dernier à entrer à l'Académie française, pour cimenter une réponse «...des identités multiples qui nous composent et comment on choisit à être une chose plutôt qu'une autre, alors qu'on est toutes ces choses à la fois». L'hybridation en opposition à l'identité d'origine. ****** France Culture. Les deux frères Thabet, Ali et Hédi, belgo-tunisiens, en compagnie du musicien tunisien Sofiène Ben Youssef, venus commenter leur spectacle Rayeh Zone à Cultures d'Islam d'Abdelwahab Meddeb. Un spectacle d'après-révolution, inventif, créé à Tunis, développé jour après jour, séances de répétitions ouvertes au public, discussions et affrontement avec la réalité. Le titre est un hommage à l'un de leur ami créateur mort, appelé Zone, ils y ajoutent le mot Rayeh (parti, en partance, partant...) et digressent autour des deux mots arabe et français Rayeh et Zone. Hybridation. La musique de Sofiène est inspirée de la musique indienne soufie, le musicien a résidé en Inde, a approché ses musiques à partir de son expérience tunisienne, rythmes pétris à la farine locale et résultat nourrissant. Le décor est simple, sans pompes ni emphase, à la limite de la pauvreté. La chorégraphie est époustouflante d'esprit émancipé et contemporain, la Tunisie vécue à travers la danse et la musique. On a vu le spectacle donné à Mad' Art à Carthage avant sa tournée en Europe, on en garde des images éclatantes. Les frères Thabet passeurs de frontières. ****** Lyrique. Ecouté sur radio classique, le contre- ténor d'origine brésilienne Rodrigo Ferreira, il a déposé ses bagages en France, où il a acquis une grande notoriété, spécialiste de Haendel, c'est en écoutant la musique de Mahler dans Mort à Venise (Visconti) qu'il a choisi le chant, émigré surtout à cause des préjugés, «par manque de culture, une voix de femme dans un corps d'un homme ça fait peur... ». On voulait le destiner à la samba, genre qui rapporte beaucoup d'argent, il a opté pour l'opéra. Il vit à Paris par amour des écrivains Proust, Gide, des musiciens Ravel, Debussy, Fauré, etc. « J'aime les voix de soprano, Montserrat Caballé, La Callas ». Sur cette dernière, il avance un commentaire «dans le chant lyrique, il y a un avant et un après La Callas...Pour Tosca, elle mettait 3heures pour apprivoiser une phrase ». En demande-on autant aux chanteuses actuelles ? Ferreira s'exprime en portugais, chante en italien (Bel canto oblige) en français, en espagnol, son producteur est tunisien. Un concentré d'identités.