Par Abdelhamid GMATI Ouf ! On l'a échappé belle : les Tunisiens auront droit à la culture, aux activités sportives, aux loisirs et au tourisme. Les constituants de la commission des droits et des libertés l'ont adopté vendredi dernier. Certes, cela fait plus de 50 ans que ce droit est exercé et on ne savait pas qu'il faisait l'objet de débats mais il faut croire qu'il était menacé; d'ailleurs, il y a 4 membres qui ne l'ont pas voté (absence, abstention ou contre, ce qui revient au même). On va donc continuer à créer, à consommer, à faire du sport et du tourisme. De la même façon, la commission des instances constitutionnelles est parvenue, vendredi 3 août, à un accord pour la constitutionnalisation de cinq instances qui sont : l'Instance indépendante pour les élections, l'Instance indépendante de l'information, l'Instance du développement durable et des droits des générations futures, l'Instance nationale des droits humains et l'Instance nationale de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption. En principe, ce sont là des nouvelles réjouissantes; mais en observant ce qui se passe pour certains droits et libertés, il y a lieu de s'inquiéter. — L'article premier de la loi instituant l'Instance provisoire de la magistrature n'a pas été voté jeudi dernier à l'Assemblée constituante. Motif: la loi ne garantit pas l'indépendance de la magistrature vu que les principaux articles instituant l'indépendance ont été vidés de leur sens. L'Instance provisoire de la magistrature ne serait dotée ni de l'indépendance financière, ni de l'indépendance administrative; elle serait alors indépendante, en apparence mais resterait en réalité sous la tutelle du ministère de la Justice. Certains constituants de l'opposition affirment qu'Ennahdha a «peur de l'indépendance de la justice». Ce à quoi des constituants du mouvement islamiste affirment leur attachement à l'indépendance du pouvoir judiciaire. Le rapporteur de la commission de rédaction de la Constitution, Habib Kheder, appartenant à Ennahdha, déclare, lui : «Parler du pouvoir judiciaire de la Constitution est politiquement incorrect car il s'agit d'un pouvoir de l'Etat». — Mêmes divergences et mêmes craintes concernant l'Instance des élections et le projet élaboré par le gouvernement n'en garantirait pas l'indépendance: un président nommé par les trois présidents, des membres choisis par les constituants des partis au pouvoir, une mobilisation des moyens humains et matériels soumise à la volonté de l'administration. Ce projet est rejeté par l'opposition et par plusieurs organisations nationales qui estiment que l'instance se trouverait dépendante de la Troïka au pouvoir. Un constituant membre du Parti républicain accuse même le gouvernement de vouloir «mettre la main sur les locaux de l'Isie (évacuation des locaux régionaux et appropriation des papiers et documents trouvés sur place)». De là à dire que le gouvernement veut avoir la mainmise sur les prochaines élections, il y a un pas que beaucoup franchissent avec beaucoup d'arguments. — Le futur système politique, le mode de gouvernance, le mode de scrutin pour l'élection présidentielle, forment autant de sujets de discorde au sein de la commission des pouvoirs législatif et exécutif. — Plus grave: à la commission des droits et libertés, un article a été voté (12 dont 9 constituants d'Ennahdha) considérant la femme comme un simple «complément de l'homme». On croyait que les droits de la femme n'étaient pas discutables et les dirigeants du mouvement islamiste ont à maintes reprises affirmé vouloir respecter et renforcer le Code du statut personnel. — Dans le même temps, un projet de loi est proposé, en catimini, par les constituants d'Ennahdha. Il s'agit de cette loi se rapportant au sacré. Il existe déjà des lois dans le pénal tunisien protégeant le respect des cultes. L'atteinte au sacré serait passible d'une peine allant jusqu'à 2 ans d'emprisonnement ou 2 000 dinars d'amende. Le projet de loi précise que «l'offense peut prendre la forme d'insultes, d'ironie, de sarcasme, de dérision ou bien de la profanation physique ou morale de la sacralité des valeurs religieuses. L'offense pourrait être commise par des mots, des images ou des actes. La loi pénaliserait aussi toute représentation figurative de Dieu et des prophètes». Il est à craindre que la notion de sacré soit étendue et n'ait pas de limites. Le ministre des Affaires religieuses n'a-t-il pas affirmé, dernièrement, que le fait de s'attaquer à un bureau d'Ennahdha (ce qui en soit est répréhensible et puni par la loi tunisienne) équivaut à profaner une mosquée. On sait tous ce qui est advenu aux artistes. Selon les organisations internationals des droits de l'Homme, cette loi est une menace pour la liberté d'expression. Human Rights Watch estime même qu'«Ennahdha essaie d'ajouter des lois pour museler les libertés en Tunisie». Tout cela est grave et ne répond nullement aux objectifs de la Révolution. La Troïka, particulièrement Ennahdha, agit juste pour servir ses intérêts, multipliant les nominations de ses adeptes partout dans l'administration et les sociétés publiques, essayant d'imposer ses vues, sans tenir compte de l'intérêt du peuple. Le constituant Tahar Hmila a dénoncé ce qui s'est passé à l'Assemblée, appelant ses collègues à se rappeler ce pour quoi ils ont été élus, les priant d'abandonner les calculs partisans pour ne penser qu'aux intérêts du pays et aux principes de la Révolution. Dans un contexte de transition, il est indispensable d'agir en recherchant le consensus. A défaut et lorsque des décisions sont imposées et ne sont pas acceptées par une large frange de la population, rien n'empêche de les défaire. Même une Constitution peut être changée et ceux qui ont fauté aujourd'hui seront appelés à rendre des comptes demain. Et c'est à demain qu'il faut penser, en agissant aujourd'hui.