Par Yassine ESSID Devant l'entrée de l'Excel Arena, qui accueille les sports de combat, se tenait la Saoudienne Wojdan Shaherkani. Debout, bien raide, elle avait l'air occupée à détailler l'espace, à prendre calmement possession des lieux. Nettement plus imposante que la plupart des pratiquants de ces disciplines, elle était drapée dans son kimono, laissant deviner des rondeurs de joueur de sumo plutôt que d'une judoka. Malgré la solennité du moment qu'elle était en train de vivre, son visage n'exprimait aucun sentiment, ne dévoilait aucune émotion, ne manifestait aucun défi. Elle semblait perdue, désemparée, comme si elle ne vivait pas vraiment ce moment, comme si elle n'était pas elle-même, complètement détachée de cet univers, car consciente que l'enjeu véritable était ailleurs que sur le tatami. En la regardant, on se demandait si elle apprécie ce sport de préhension, si elle le pratique vraiment, si le scénario auquel elle s'était préparée était celui de battre son adversaire ou de profiter d'un événement largement médiatisé pour braver le rigorisme intransigeant des conservateurs de son pays. Ce jour-là, le public des gradins autant que les téléspectateurs du monde entier, n'avaient d'yeux que pour son couvre-chef, une capuche d'autant plus curieuse qu'elle ne correspondait à rien, sans identité connue, à mi-chemin entre le bonnet de bain et le kufi, cette coiffe que portent, arrivés à un certain âge, les musulmans d'Afrique de l'Ouest. Comme sa compatriote, Sarah Attar, engagée sur 800 m, la participation de la jeune judoka, toute symbolique puisqu'elle n'a pas résisté plus de 82 secondes face à la Portoricaine Melissa Mojica, constitue cependant un exploit réalisé dans un autre domaine que le sport, lorsqu'on sait que l'Arabie Saoudite est l'un des derniers pays à n'avoir jamais envoyé de femmes aux Jeux et qui avait exigé du CIO, qui n'est pas à sa première compromission, que ses participantes se présentent la tête couverte. Par sa présence, le visage découvert et coiffée du seul bonnet, Wojdan rejoint aujourd'hui, dans un combat courageux, ses nombreuses compatriotes : Manal Al-Sharif, à l'origine de la mobilisation contre l'interdiction de conduire imposée aux femmes, ainsi que les 42 Saoudiennes arrêtées à Djeddah pour avoir été surprises au volant de leur voiture. Dans le domaine de l'émancipation féminine, la nature des enjeux varie d'un espace à un autre. Parce que nous n'avions jamais cessé d'être fiers jusqu'à l'arrogance du statut exceptionnel de la femme tunisienne, sans équivalent dans le monde arabe, et tellement associé à notre identité profonde que nous avons fini par le considérer comme allant de soi, nous n'avions guère estimé la véritable portée de la participation de la Saoudienne aux épreuves de judo la tête couverte. En effet, ce qui, pour nous, demeure un symbole d'asservissement de la femme et un repli sur ses acquis, constitue pour les Saoudiennes, condamnées à la réclusion à vie sous un niqab qui cache sévèrement leur visage, un authentique affranchissement et un incontestable progrès qui leur permettra d'être admises un jour, la tête et le visage découverts, dans l'espace public. Tout en reconnaissant que cette jeune fille a été instrumentalisée pour intégrer le voile islamique dans les Jeux sous la pression des pays du Golfe, bafouant ainsi la charte olympique qui interdit les signes ostentatoires d'appartenance politique ou religieuse, son geste demeure néanmoins le résultat d'un dispositif de libération à l'intérieur duquel elle prend position. En quoi cet événement intéresse-t-il les Tunisiennes, me diriez-vous? Simplement du fait qu'au moment même où des Saoudiennes arrachent par petits bouts des concessions qui nous paraissent si dérisoires, des bribes de liberté si futiles qu'elles nous semblent illusoires, Habiba Ghribi, première athlète tunisienne à décrocher la médaille d'argent sur le 3.000 m steeple, s'est retrouvée, malgré sa performance, l'objet d'un déchaînement d'attaques et d'insultes obscènes de la part d'excités sous prétexte que sa tenue de sport n'est pas appropriée, qui exigent, en plus et contre toute raison, qu'elle soit déchue de sa nationalité ! Parce qu'au moment même où le monde entier assiste à la sortie publique d'une Saoudienne, un député de l'ANC propose le retour à la polygamie comme remède au célibat et à la solitude des femmes. Parce qu'au moment même où des Saoudiennes engagent une épreuve de force avec l'establishment religieux de leur pays, on assiste, en Tunisie, pays de l'égalité des sexes, pionnier dans l'accès de la femme à la modernité, au retour menaçant et désastreux de la pudibonderie religieuse. Parce qu'enfin, la femme tunisienne est en passe de voir le principe de l'égalité des sexes remis en question et remplacé par le principe de complémentarité, transformant ainsi de fond en comble tout le cadre juridique définissant jusqu'ici les rapports entre l'homme et la femme. On a tous vu déjà un film projeté à l'envers, avec des gens qui sortent de l'eau et se retrouvent sur le plongeoir, le mur qui est tombé remonte et se redresse subitement tout seul, les assiettes et les bols qui retournent sur le plateau, le beurre et la confiture qui regagnent le réfrigérateur. C'est un processus identique qui prend le temps à rebours que nous promettent les islamistes, qui se sont mis en devoir de démanteler toutes les avancées réalisées, de remonter le temps et de détricoter méthodiquement tous les acquis passés. Il ne faut pas plus pour qu'on se retrouve un jour à envier les Saoudiennes et pour que, très vite, tout ce qui a été construit s'écroule, pour qu'en d'autres termes, tout soit totalement dispersé, même ce qui ne devait jamais changer. Bonne fête quand même...