Une descente aux enfers, en Toscane, pour une photographe-reporter quadragénaire en voyage avec son vieux père et sa belle-mère. Nancy Huston signe, avec Infrarouge, l'un des plus ambitieux et, de loin, le plus audacieux de ses romans. Nancy Huston nous avait habitués à cette peinture sans fards des liens familiaux, qu'ils soient déchirés, comme dans La Virevolte (Actes Sud, 1994), ou protégés mais néanmoins sismiques, tels ceux qui unissent précairement les quatre générations d'enfants dans Lignes de faille (Actes Sud, 2006, Prix Femina). Si elle poursuit son incursion dans cette thématique chère aussi bien à l'écrivain qu'à la femme qu'elle est, elle n'en oublie pas d'innover, envisageant à chaque fois l'écriture comme un terrain inconnu. On est en octobre 2005. Rena Greenblatt est photographe, elle se rend à Florence où elle retrouve Simon, son père septuagénaire, juif canadien qui entretient un rapport voltairien avec Dieu, accompagné de sa deuxième épouse, Ingrid, une dévote Batave peu sensible aux charmes de la Renaissance. Cette escapade, ratée d'avance, va durer huit jours, relatés sur les huit patries du roman, composées de plusieurs chapitres dont le titre est le nom d'une œuvre ou d'un lieu que visitent les personnages. Autant de stimuli qui libèrent le souvenir des dizaines de vies qu'a vécues Rena, mais qui s'agencent à l'image des cercles de l'enfer de Dante. Le long d'un chemin de rêve, sur les traces de l'art, se déroule le récit des traumatismes et de la quête du plaisir qui n'est qu'un moyen de subsistance contre les cauchemars. Et, plus les jours se succèdent, plus ce périple tend vers ce à quoi il était voué dès le début : une autre œuvre inaccomplie dans l'existence de la femme aux milles vies. Rena prend des photos, parle avec son père, se dispute avec sa belle-mère, et se remémore ses maris morts ou partis, ses enfants si loin d'elle, ses dizaines d'amants, Aziz son amoureux actuel, sa mère sur le sort de laquelle plane le mystère, son frère homosexuel et au cynisme implacable, son père à l'esprit jadis si alerte et qui, maintenant, joue au « stupide » touriste avec son épouse. L'artiste déchante. Rien ne l'oblige à rester, les révoltes se déclenchent en banlieue parisienne (poursuivis par la police, Zyed et Bouna ont été électrocutés à Clichy-sous-Bois), son jeune amant la somme de rentrer. Cependant, elle (se) refuse de quitter son père, comme se soumettant à une fatalité pressentie, puisque, elle le sait, et en témoignent ces cauchemars qu'elle fait toutes les nuits, cela finira mal pour tout le monde. Alors, en attendant que tombe l'épée de Damoclès, elle tire le passé vers elle et raconte tout à son amie imaginaire, Subra (anagramme d'Arbus). Le double de la photographe, sa complice, est comme ces enfants qui veulent toujours réentendre les histoires qu'ils connaissent déjà. « Raconte », ordonne-t-elle à Rena, et Rena raconte, raconte. Mise à nu Digne héritière de Diane Arbus (dont une citation est mise en exergue de chaque chapitre), cette photographe de l'insolite, du grossier et du marginal, Rena est elle-même une marginale, une œuvre imparfaite de la nature, de la famille et des hommes. Ces hommes qu'elle a connus et aimés si tôt, et dont elle a fait sa raison de vivre, son art. Avec un appareil à infrarouge, elle photographie ses hommes à l'apogée du plaisir, les mettant à nu, captant en eux la chaleur, leur désir dont elle est l'objet, le tenant et l'aboutissant. C'est ainsi que se fait la mise à nu de Rena elle-même. C'est son passé, ses hantises, ses pensées les plus inavouables que le lecteur découvre en infrarouge, selon les humeurs du jour, l'appréhension et le déni. Elle parle de sa condition de femme, de féministe, qui s'assume sexuellement, sans pour autant que ce soit le récit d'une nymphomane. Les hommes, pour Rena, ne sont pas des objets (aussi sont-ils vivants dans ses photos, colorés, « embrasés ») comme le seraient les femmes pour les coureurs de jupon. Elle possède les hommes et les aime, ceux-là même pour qui elle serait un péché. « Moi, telle que je suis, ne bougeant pas, ne parlant pas, ne faisant rien, ne me dénudant pas, ne montrant pas mes fesses, ne faisant pas un bras d'honneur, ne brandissant pas un flingue, ne vendant ni des kalachnikovs ni de l'héroïne ni des films pédophiles, moi, immobile, calme, souriante, debout, le sexe couvert et le visage découvert, je suis un péché pour les hommes qui me regardent en ce moment. » Le franc-parler de Nancy Huston étonne, détone, parfois même dérange. Il force l'admiration, tant il est « entier », ne se trahit pas, dénué de toute trace de pudibonderie. Il va jusqu'au bout de son essence, bousculant les codes, tant familiaux que sociaux, remettant la morale en question, accusant, pourfendant, condamnant, et enfin faisant parler les non-dits. Rena, titubant dans son obscurité, atteint les foyers les plus dissimulés, oubliés, ceux que l'infrarouge finit par révéler parce que ce sont, justement, les seuls auxquels il ne peut accéder. C'est un bien grand projet que Nancy Huston a entrepris, et dont elle arrive à tenir la plupart des promesses. Les imperfections de l'œuvre ne sont, finalement, que celles de l'âme humaine, cette substance instable, sans la moindre certitude. Khalil KHALSI (*) Nancy Huston, Infrarouge, Actes Sud, 315 p. (**) Le roman est sorti en Tunisie avant même sa parution officielle le 15 mai 2010, à l'occasion de l'invitation de l'auteur, par l'Institut français de coopération, à la dernière session de la Foire du Livre.