Les grandes civilisations qui se sont développées autour du bassin méditerranéen plongent leurs racines dans l'élément fluvial. C'est le Nil au sud et le Tigre et l'Euphrate au nord qui ont servi de berceaux à l'essor de la Méditerranée. Après, le génie de la navigation maritime a pris la relève : les Phéniciens, les Grecs, les Carthaginois, les Romains et, plus tard, les Arabes, ainsi que les Espagnols qui, eux, iront élargir le monde en conquérant l'Amérique... L'élément liquide est presque toujours présent dans la naissance des civilisations. Mais le fleuve et la mer ne le résument pas. Nous avons évoqué l'Amérique à l'instant : il existe une civilisation importante dans ce continent qui a vu le jour autour d'un lac. Il s'agit de la civilisation des Incas. Qui est en réalité la dernière civilisation dite « précolombienne » de la région avant l'arrivée des Conquistadors. D'autres ont existé aussi autour de ce même lac, avant la venue des Incas : la civilisation Tiwanaku, en particulier. De quel lac s'agit-il ? Du lac Titicaca bien sûr : l'un des plus grands d'Amérique du sud et, surtout, le plus élevé au monde, puisqu'il se trouve à près de 4.000 mètres d'altitude. Une légende inca, qui évoque à la fois celle de l'Eden perdu et celle du déluge, raconte qu'au début des temps les hommes vivaient heureux dans une vaste vallée. Ils ne manquaient de rien. Toutefois, une chose leur était interdite : monter en haut de la montagne... Mais voilà, la tentation de l'interdit étant une dimension universelle de l'expérience humaine, et les diables aidant par quelque appât, les hommes se mirent un jour à gravir la montagne : ils croyaient y trouver le feu sacré sans la possession duquel il leur arriverait un malheur. Or la montagne était gardée par des dieux qui, voyant les hommes marcher à l'assaut des sommets, allèrent libérer les pumas qui étaient enfermés dans des grottes. Et ce fut l'hécatombe parmi les hommes. Aucun d'eux n'échappa au massacre, si ce n'est un couple qui s'était protégé en s'installant dans une barque... Cette barque leur fut doublement utile car il advint que le dieu solaire Inti, si peiné par ce qui venait d'arriver, se mit à pleurer : cela dura 40 jours et 40 nuits et du flot de ses larmes se forma le lac Titicaca. En sorte que la barque leur permit de voguer en toute sécurité sur cette petite mer qui s'étend quand même sur 8.560 km2 Aujourd'hui, les paysans qui continuent de cultiver les terres sur ces hauts plateaux du Pérou et de la Bolivie en perpétuant le génie hydraulique de leurs lointains ancêtres (génie dont nous est parvenu peut-être quelque chose à travers les Morisques, qui furent mêlés un moment aux expéditions des Espagnols), ces paysans ont abandonné le culte pratiqué par les Incas. Mais le travail quotidien aux abords du lac et dans les vallées en contrebas prolonge le sentiment secret que, tout comme le soleil qui fait chaque jour sa course dans le ciel, le lac lui-même est un don divin. Les connaisseurs de la religion des Incas savent que le dieu Inti fut particulièrement honoré des habitants : c'était le dieu dispensateur par excellence. Celui à qui on était redevable des fruits de la terre. Mais aussi celui grâce à qui les hommes pouvaient communier dans un même mouvement festif de gratitude et de remerciement : ce qui, plus encore que l'agriculture, représente le fondement spirituel de toute civilisation. Cette dimension agraire est à vrai dire une caractéristique des religions païennes. On ne la retrouve guère dans la tradition monothéiste, si ce n'est peut-être sous la forme de rémanences. Mais le culte du dieu solaire, que ce soit ici dans la région andine ou dans le Moyen-Orient de l'époque antique, revêt une fonction propédeutique : il initie à l'universalité. Car il est le dénominateur commun des différents cultes païens, à travers la diversité des régions. Le dieu Inti, aussi important qu'il fût pour les habitants de l'empire Inca, n'était pas le plus haut placé dans le panthéon. Au-dessus de lui se trouvait le dieu Viracocha : dieu créateur, conçu comme ce dont toute chose est constituée quant à sa substance. Ce dernier représente un niveau supérieur dans l'abstraction, sans pour autant se confondre avec le Dieu monothéiste et sa transcendance. Mais Inti demeure celui par qui les hommes, autour du lac Titicaca et bien au-delà vers la côte pacifique, ont appris à rendre grâce, non pas seulement des fruits récoltés de la terre, mais également du souffle de l'être en toute chose.