Il est des moments de la vie où les sentiments deviennent indescriptibles, inavouables. Particulièrement les moments des grands départs. Et hier, dans la grisaille du ciel, la nouvelle est venue transpercer les cœurs et déchirer le silence par un ultime coup du brigadier. Un son qui accompagne la chute du rideau sur le parcours d'un acteur hors pair. Jamil Joudi n'est plus ! Son souffle rendu, c'est toute une page de l'histoire du théâtre tunisien qui s'en va. En effet, la famille du théâtre pleure depuis hier un grand homme, un illustre comédien. Et malgré son âge assez avancé, sa disparition fut brusque. Et la douleur fut immense. En effet, Jamil — Joe, pour les intimes—, du haut de ses 78 ans, portait en lui l'allégresse de la jeunesse comme si la vie lui avait miraculeusement épargné les usures de l'âme. Cette jeunesse de l'âme qui a illuminé tous ses combats, depuis qu'il a dédié sa vie à l'art. Mohamed Jamil Ben Salah Joudi est né le 4 avril 1934 à Tunis. En 1951, il adhère à l'Ecole arabe de la Comédie, dès sa création. Il avait eu comme professeurs Mohamed Abdelaziz Agrebi, Hassen Zmerli, Mohamed Lahbib, Hamadi Jazizi et Taher Guiga. Quand la Troupe de la ville de Tunis est créée, il l'intègre rapidement comme comédien temporaire, sous la direction artistique de Zaki Touleïmat. En 1956, il obtient son diplôme de l'Ecole arabe de Comédie parmi les lauréats de la deuxième promotion. L'été 1957, il passe avec succès le concours d'entrée à la Troupe de la ville de Tunis, où il devient comédien titulaire. Sous la houlette de Hassen Zmerli, il donne en 1958 et 1959, des cours nocturnes de mimique aux élèves de l'Ecole arabe de Comédie. Depuis, le destin de Jamil sera scellé aux planches. Il sera rapidement à l'avant-scène. Toujours à l'affiche. Certes, l'on ne pourrait résumer, sur ces colonnes, la somme de ses œuvres tant il était prolifique. Néanmoins, au début de son parcours, Joudi a mis en scène, au sein de la TVT, l'opérette Antigone et les pièces Massinissa, Zied Allah Al Aghlabi et Attariq dont il était également l'auteur. Jamil Joudi a, par ailleurs, participé en tant que comédien à la majorité des pièces de la TVT, jusqu'au décès de Aly Ben Ayed. Cet évènement douloureux l'affecta particulièrement et marqua un tournant dans sa vie. En effet, il a décidé de quitter la TVT. On lui confiera alors la direction de la troupe de la ville de Sfax, en 1966. Durant son passage à la tête de cette troupe professionnelle, Joudi mettra en scène plusieurs œuvres indélébiles, dont Rabeh, zmim el houma. Toutefois, son œuvre magistrale au sein de cette troupe sera sans doute Salah Eddine El Ayyoubi. Côté radio et télé, Joudi a participé à plusieurs dramatiques et feuilletons, dont Khaled Ibn El Walid où il incarna le personnage de Omar Ibn El Khattab ou encore Malek Ibn Aness avec à la clef le rôle principal. Il a également joué dans plusieurs longs métrages tunisiens et étrangers. Côté académique, Jamil Joudi a, des années durant, enseigné les arts dramatiques à l'Université du Roi Abdelaziz à Ryadh, en Arabie saoudite. Dans tous ses combats, si divers en apparence, il y a un point commun : le refus de la bassesse, le refus de la petitesse qui s'exprime dans le renoncement. Toute sa vie, Joudi n'a cessé de proclamer une seule chose: la grandeur de la volonté humaine en tant que l'opposée de la fatalité. Il aimait son pays, mais grâce à son épouse brésilienne, Sonia (décédée avant lui, il y a quelques années), Joudi sentait couler dans ses veines tant de sangs mêlés. Il se sentait appartenir à une patrie universelle, généreuse et fraternelle. Sa vie fut celle d'un homme digne et libre, qui savait si bien ce que valent la dignité et la liberté. Et ce n'est que justice que de rendre hommage à un homme de théâtre qui, par le biais de son art, avait participé à l'épopée de la libération et à l'œuvre de civilisation que notre pays a connues. A des moments où la colonisation évacuait toute forme d'expression nationale, Jamil Joudi a été parmi les hommes qui ont vite épousé l'art dramatique, luttaient contre le phénomène d'acculturation et jouèrent un rôle important dans la préservation de l'identité nationale. A l'aube de l'indépendance, en plus de la glorification des martyrs de la lutte nationale, il faisait partie de cette génération d'artistes qui ont joué un rôle important dans l'édification de la Tunisie moderne, à l'émergence de nouveaux talents et au développement du goût des citoyens, outre la sensibilisation aux grandes questions de la société et aux préoccupations des citoyens. Au fil des décennies, l'on peut s'enorgueillir d'avoir compté parmi nos intellectuels un homme illustre qui a contribué à façonner le théâtre tunisien qui joue désormais dans la cour des grands et qui a fait de sorte que le théâtre constitue l'une des expressions les plus importantes de la vie culturelle, du développement démocratique de la société, illustrant le dialogue des civilisations et des religions et favorisant l'échange permanent entre les cultures. Et dès le déclenchement des premiers signes de la révolution du 14 janvier, Jamil Joudi est vite venu grossir les rangs des manifestants qui ont fait du perron du Théâtre municipal une tribune pour la liberté. Et puis comment oublier sa générosité, dont le haut fait est le don qu'il a fait, il y a quelques années, de sa bibliothèque personnelle aux Archives nationales. Pour ce qui est de sa dernière apparition sur les planches, elle remonte à la création de la pièce Al bahth ân Shahrazed (à la recherche de Shahrazed), d'après un texte du défunt Samir Ayadi et dans laquelle il campa le rôle de Sharayar, aux côtés de Hlima Daoued qui a joué Shahrazed. Jamil Joudi était de ceux dont les propos se distinguent par la clarté et le franc parler. Il était aidé en cela par son sens de la répartie et sa capacité à toujours trouver le mot juste et à le placer là où il doit être. On regrettera l'homme, le créateur, l'artiste mais aussi l'ami avec sa pointe d'humour, ses coups de gueule qu'il attribuait à «khemaïss», un vil personnage qui serait, selon le défunt, une personne odieuse responsable de ses humeurs maussades. Car Joudi est un homme qui croquait la vie. Jamil, là où ton âme flâne, sache que la nation entière t'adresse un hommage et que les cœurs de tes amis, réunis hier autour de ta dépouille pour un ultime salut, étaient à la fois transpercés de la douleur de t'avoir perdu mais consolés, malgré tout, par la joie de t'avoir connu.