La sociologie de l'art est problématique. Elle arrive toujours en boitant. Les évidences n'y sont pas toujours vraies. Et la vérité n'y est guère dans l'immédiate apparence. Seul un imbécile s'y hasarde sans précautions. C'est que c'est une affaire de longue durée. L'événementiel n'y est que la politesse dissimulée d'une certaine latence. Considéré sous cet angle, le théâtre ne cesse de surprendre. Il s'est imposé, dès les âges reculés, sous le label du signe avant-coureur, sinon du non-dit actuel, du moins d'un état à venir. Et on le découvre ainsi après coup. Hormis ses initiateurs et virtuoses — communément admis sous l'étiquette de "gens du théâtre"— personne ne pénètre aisément les arcanes de ses significations. Depuis qu'Eschyle a inventé la tragédie grecque, vers 470-460 av. JC, le théâtre s'est inscrit au cœur des problématiques fondamentales de la cité. L'oppression et l'injustice étant partout, le théâtre a, depuis, partie liée avec leur corollaire obligé, la violence. La pièce d'Eschyle intitulée Les Perses avait mis en relief la violence collective de la guerre tandis que L'Orestie a croqué la violence intime de la famille. D'Aristote à Brecht, en passant par Shakespeare, le débat ne s'est guère définitivement épuisé sur la manière de représenter la violence, son impact sur le spectateur et la responsabilité qui incombe au théâtre proprement dit. Le monstrueux et l'effrayant Il y a quelques années, le Festival d'Avignon a été littéralement ébranlé par la représentation d'une pièce du Britannique Edward Bond intitulée Naître. La mise en scène était d'Alain Françon, directeur du Théâtre national de la Colline à Paris. De nombreux spectateurs avaient quitté le spectacle. Ils ne pouvaient supporter la tension de certaines scènes éprouvantes. Comme celle où un personnage hésite longuement à tuer un bébé, avant de commettre le meurtre. Le débat qui s'ensuivit est fort éloquent. Dans un article paru dans Le Monde, Fabienne Darge a écrit: "Mais qu'est-ce qui fait qu'un spectacle dépasse le seuil de tolérance?" Doit-on, pour parler de la violence, violenter le spectateur‑? Que produit cette violence dans la conscience de celui-ci ? Jean-Loup Rivière, professeur à l'Ecole normale supérieure de Lyon, fait partie des spectateurs qui ont quitté la représentation de Naître à Avignon. Pour s'en expliquer, il rappelle la distinction d'Aristote, qui sert depuis 2.400 ans de boussole au théâtre occidental: «pour Aristote, la tragédie a bien vocation à montrer des monstres en actes. Mais il établit une différence nette entre le monstrueux et l'effrayant, qu'il condamne. D'autre part, le monstrueux doit se trouver dans le texte, et pas sur la scène. C'est la différence essentielle entre la tragédie grecque, ou les pièces shakespeariennes, et certains spectacles présentés ces dernières années: la tragédie ne met pas sur scène l'horreur elle-même. La scène du théâtre antique est une scène où on parle. Le domaine "organique" de la douleur, de la destruction, est derrière le mur.»…Jean-Loup Rivière dénonce la «dramaturgie du constat et de l'effet» des dernières pièces de Bond. Elle impliquerait une «paralysie du système émotionnel et intellectuel», empêchant la catharsis d'avoir lieu : la conversion du sentiment d'effroi en sentiment de plaisir, permettant la compréhension des choses dans leur complexité" (V. Débat sur la violence au théâtre, Le Monde du 3-4 décembre 2006, p 24). Le cercle privilégié des initiés Autre vertu du théâtre, son sens inné de l'anticipation. Quelques auteurs ont poussé le genre aux extrêmes de l'art. Ainsi en est-il de Shakespeare, dont les drames historiques ont brossé les contours multiples de la naissance du tyran et du schéma médiéval de la chute des princes. D'où l'inextricable dilemme : la vérité est-elle dans la fiction ou dans l'histoire ? Ou bien celle-là présuppose-t-elle celle-ci ? Ne nous y trompons guère, les fresques historiques s'apparentent davantage à la réflexion sur le pouvoir et sa légitimité que sur autre chose. Sous cet angle, le théâtre s'impose comme sondeur qualifié des transformations sociétales, qu'elles soient politiques, idéologiques, idéelles ou comportementales. Et l'on ne s'étonne guère dès lors que la sociologie de l'art érige les dramaturges et les poètes au cercle privilégié des initiés, ceux qui voient venir les transformations radicales avant les autres. Presqu'en tout temps et en toute époque, des pièces de théâtre ont traduit l'éthos collectif. Elles ont même été annonciatrices de transformations non perceptibles. Des dramaturges ont ainsi campé le rôle du révolutionnaire aux premières loges des barricades et des enceintes de confrontation. Dans tous les cas de figure, le théâtre officie comme un miroir reflétant les multiples profondeurs du champ du vécu. Il peut même être le miroir de l'invisible. Voire, la mémoire de ce qu'on n'a pas vu. Et c'est tant mieux.