Le juge de la Cour suprême américaine O.Wendell Holmes avait déclaré un jour : «Le droit d'utiliser mes mains se termine lorsque le nez de l'autre commence». De manière presque humoristique, ce juge explique qu'il ne peut y avoir de droits sans certaines limitations. Au lendemain des évènements du 14 janvier, l'élite politique ne pouvait souffrir une quelconque limitation des libertés fondamentales. Passé le temps du bouillonnement révolutionnaire, l'ONG allemande Democracy Reporting International (DRI) met sur la table du débat les restrictions «salutaires» aux droits fondamentaux, en organisant hier à Tunis, une table ronde ayant pour thème : «Analyse du projet de Constitution en Tunisie : la limitation et la suspension des droits fondamentaux». Pour quelle raison faudrait-il limiter les droits fondamentaux ? Consultant permanent de la DRI en matière de droit constitutionnel, le professeur de droit public Xavier Philippe se pose au départ deux questions : pour quelle raison faudrait-il limiter les droits fondamentaux ? Et avec quels outils peut-on les limiter ? Tout d'abord, comme l'explique si bien le juge Holmes, certains droits, s'ils ne sont pas accompagnés de dérogations ou de restrictions, peuvent, d'une manière ou d'une autre, empiéter sur d'autres droits fondamentaux. Il serait en effet déraisonnable d'accorder, au nom de la liberté de réunion, le droit de manifester sur une autoroute, ou encore, au nom de la liberté d'association, permettre l'organisation d'une bande criminelle. Ensuite, si les restrictions aux droits ne sont pas clairement définies dans la constitution, cela affaiblit le droit et le confine aux lois ordinaires et à l'appréciation des juges, mettant ainsi l'essence du droit en péril. L'exemple est donné par un article figurant dans l'avant-projet de la constitution tunisienne, qui proclame le droit à la vie , droit sacré, «sauf dans les cas extrêmes prévus par la loi». Et c'est là le hic relevé par les différents intervenants, puisqu'en ajoutant cette mention, le droit à la vie perd son sens dans le cas où une loi viendrait le remettre en cause. Avec quels outils peut-on limiter ces droits? Citant à plusieurs reprises la constitution sud-africaine, le professeur Xavier Philippe explique que la limitation doit obéir à certaines règles dont la présence de justification à la limitation d'un droit, la présence d'un objectif de limitation, mais également la présence de voies de recours contre d'éventuels abus. L'intervenant explique que dans le droit comparé, il existe deux options permettant d'énoncer ces limitations dans une constitution. La première option consiste en des clauses de limitations spécifiques, c'est-à-dire article par article. Dans ce cas de figure, les droits sont relativisés un par un, au fur et à mesure de leurs énonciations. La deuxième option est celle qui consiste à faire figurer dans la constitution une clause générale de limitation comme cela est le cas dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme, dont l'article 30 stipule «qu'aucune disposition de la présente déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un Etat, un groupement ou un individu quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés». La suspension des droits fondamentaux Le professeur en droit constitutionnel, Patrick Gaia, distingue pour sa part entre la limitation qui ne supprime pas le droit et la suspension qui, au contraire, suspend le droit. Fait grave, la suspension des droits, bien que nécessaire dans certains cas, ne doit entrer en vigueur que dans les cas extrêmes que sont l'état d'urgence, l'état de siège ou de guerre ainsi que les troubles graves à l'ordre public. De plus, il est important d'encadrer le recours à la suspension par un certain nombre de règles, dont la publicité des mesures prises dans le cadre de la dérogation aux droits fondamentaux. Il peut y avoir également l'intervention des juges, soit comme compétence consultative dans certains cas ou bien pour rendre des décisions obligatoires dans d'autres cas. Cependant, précise l'intervenant, certains droits, comme la torture, ne peuvent en aucun cas être suspendus, et ce, eu égard aux conventions internationales et notamment celle de Genève. Le renvoi systématique à la loi dans la limitation des droits doit être revu. Slim Laghmani, professeur à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, critique à la lumière du droit comparé, l'avant-projet de la constitution tunisienne. En effet, il explique que dans pratiquement tous les droits énoncés par le brouillon de la constitution, la limitation renvoie systématiquement à la loi (c'est-à-dire les lois ordinaires et les décrets). Pour lui, ne pas spécifier des limitations claires peut vider le droit de son sens. A titre d'exemple, l'article concernant le droit à la vie pourrait au moins (puisque le débat sur l'abolition de la peine de mort est toujours en cours et prendra beaucoup de temps) inclure une disposition selon laquelle la peine de mort ne pourrait être appliquée sur les enfants de moins de 18 ans, pour les actes n'ayant pas engendré la mort d'autrui et sur les femmes enceintes.