Deux personnages aux tempéraments différents, qui semblent être étrangers l'un pour l'autre, se rencontrent dans un lieu de transition, au beau milieu de la nuit. Ils s'adressent mutuellement la parole, sans pour autant oser se regarder. «C'est notre pays, dit-elle à son alter ego masculin, s'il te déplaît, alors va-t-en». «Non», répond-il, déterminé. «Pourquoi?», l'interroge-t-elle. «Je l'aime», rétorque-t-il. Ces quatre répliques résument, en quelque sorte, toute la pièce théâtrale qui a été donnée, samedi dernier, au Centre culturel d'El Menzah 6. Elles dévoilent, avec simplicité et amertume à la fois, le tiraillement que vit tout un peuple entre le désir de voir les choses changer au mieux, l'espoir, les ambitions et les rêves les plus légitimes d'une part, et la cruauté de la réalité, d'autre part. La scène se passe dans un terrain qui semble neutre, mais qui ne l'est pas, en réalité. L'arrêt du bus, ce lieu censé être de passage, voire de transition voulue, s'abstient de réussir sa mission. Le bus n'arrive et n'arriverait probablement jamais. Pourtant, son arrivée serait tant salvatrice pour ces deux jeunes gens : elle et lui, qui gèlent de froid, qui s'impatientent de pouvoir, enfin, repartir du bon pied. Elle, une fille de nuit qui a choisi, sous la contrainte sociale ou celle du destin, de tuer en elle l'étudiante aux grandes ambitions, la fleur bleue qui s'attache à son homme comme elle s'attache à la vie, pour sombrer dans un chemin épineux. L'arrêt du bus constitue son territoire. Une grande valise résume tous ses biens. Agressive et généreuse, lucide et taquineuse, riante et pleurnicharde, mature et fofolle, elle tente d'engager une conversation dans l'espoir qu'elle la sauve de la solitude et de l'isolement. Elle aspire tant bien que mal à la sécurité et à la sincérité. Lui, est un chômeur. Il traîne derrière lui un parcours estudiantin couronné de quelques diplômes qui ne font pas son bonheur. Il cache sa misère derrière un costume présentable, qui lui confère une allure de fonctionnaire. Inapprochable, car blessé dans son orgueil par un statut social dégradant, il profère des propos émanant d'un sentiment prononcé de rejet de l'autre, de refus refoulé de crever l'abcès. Deux personnages aux tempéraments différents, qui semblent être étrangers l'un pour l'autre, se rencontrent dans un lieu de transition, au beau milieu de la nuit. Ils s'adressent mutuellement la parole, sans pour autant oser se regarder. Et ce n'est qu'à la suite d'une provocation préméditée de la part de la jeune femme, qu'un duel chorégraphique les réunit, dans une danse à la fois taquine, sensuelle et agressive. Là, ils arrivent, enfin, à se communiquer leur malheur... leur tourmente. Et alors qu'il tente de faire l'autruche, la jeune fille explose son mal-être. Elle dégueule, dégoûtée et mal en point à cause d'une vie - gâchis et d'un avenir annulé. Désespérés, les deux personnages retrouvent l'alternative éphémère à leur malheur et le remède provisoire à leur mal-être : une bouteille de vin; ce paradis artificiel qui leur permet de rire et d'oublier la réalité. La fille décide alors de changer de costume. Fêtarde, elle opte pour une couleur gaie, contrairement au noir et blanc qu'elle portait. Enfilant une robe rouge par dessus un pull blanc, elle personnifie ainsi une Tunisie qui aspire à un souffle de bonheur et de sérénité. La «party» se termine aussitôt. Un malaise partagé. Tout deux rejettent, non pas sous le seul effet de l'alcool, mais par excès de tristesse. La fille a du mal à réprimer un sanglot qui lui étouffe le cœur. Cet homme qui partage, inopportunément son territoire, n'est autre que l'amour de sa vie. A défaut d'un avenir certain, il l'avait quittée, la poussant indirectement à la dérive. Anéanti, il met à nu ses complexes, sa détresse, son abattement et son désespoir d'un avenir meilleur. Elle tente alors le tout pour le tout : elle le brusque afin qu'il se reprenne et continue son combat pour la vie. Elle le pousse au bord du précipice pour le rattraper à la dernière seconde. Il n'en a pas la force. Il ôte ainsi le costume trompe-l'œil et lui demande de le prendre en charge, comme n'importe lequel des objets qui sommeillent tranquillement dans sa grande valise. Je n'aime que toi... Malgré tout, malgré les portes fermées et cadenassées, malgré ton avarice, ta schizophrénie et ton non-sens. Un amour inconditionné, inné, quasi infligé, pour un pays où les diplômes du savoir ne valent pas grand-chose et ne mènent, souvent, qu'à un chômage dont la délivrance n'est pas évidente. L'amour d'un pays où le droit à une vie digne s'avère souvent comme une requête gênante et dont la réponse est incertaine. Mais aussi un pays où la liberté acquiert —notamment de nos jours— un aspect déformé, légitimant ainsi tous les abus : abus de violence, abus de nonchalance et de perte. Faten Chouaybi, excellente sur scène, reflète bien cette Tunisie, en marchant sur une corde invisible, défiant les risques et tentant de réussir son pari. Le peuple, lui, tout comme son partenaire dans Et pourtant..., Naceur Akremi, sombre dans la détresse. «Tu es mort depuis longtemps. Tu n'as pas senti ton odeur?!», lui jette-t-elle en pleine figure; elle qui affiche sa liberté, tout comme elle rit de ce rire mécanique et douloureux. Cependant, les morts, eux, ne s'exclament pas sur ces systèmes stériles qui continuent à glacer les ambitions et à figer la jeunesse. Interrogé sur le temps —sur l'actuel—, il répond métaphoriquement qu'avant, il était «Sept» et que maintenant, l'on a juste ajouté un demi. Une subtile allusion à la déception d'un peuple déçu, toujours assoiffé d'améliorations, politique, socioéconomique et culturelle. «Ils ont changé les frigos par d'autres, en plus grand. Le pays change de veste... Quant à nous, nous ne lui convenons plus», relève le personnage. Epuisés, autant l'un que l'autre, ils jettent leurs cartes et tentent de réfléchir ensemble sur l'avenir. Lui n'a plus la force de combattre. C'est elle, son aimée, qui le prend en charge. Elle ôte le rouge et le remplace par du blanc, avant de reprendre les mêmes propos de l'attaque; des propos blessants, agressifs qui prouvent que le mal-être n'est toujours pas apaisé. Quant au bus, lui, il n'est pas arrivé. La boucle est bouclée. Le temps est au point mort. ———————————— (*)Et pourtant... Texte de Naceur Akremi Mise en scène de Habib Mansouri Interprétation de Faten Chouaybi et Naceur Akremi