Des cortèges d'hommes et de femmes circulent drapeaux en tête. Des marées humaines d'où jaillissent des cris de triomphe de toutes les formations et sensibilités politiques s'adonnent, non sans rixes entre les uns et les autres, à d'incessants va-et-vient le long du l'Avenue. Des citoyens, gardant du recul, suivent les agissements de la scène derrière les vitres et à partir des terrasses des cafés, où ils se sont attablés pour déguster un café dont la saveur ne semble pas être la même que celle de tous les jours. En présence d'un déploiement remarquable des forces de l'ordre, la grande majorité considère, néanmoins, que la fête n'a aucune légitimité vu que les objectifs de la révolution (emploi, prospérité économique, dignité nationale, etc.) sont restés lettre morte. Reportage. Lundi, 11 heures, l'avenue Habib-Bourguiba ressemble à une immense classe surprise par le signal joyeux de la récréation. Des marées humaines y circulent de justesse. A chacun ses réclamations, ses revendications, ses mots et ses chimères. Mais le fond est presque le même que celui d'un 14 janvier qui a tant dérangé certains coins de la planète: des masses populaires dont la marche est semblable à celle d'une forêt dans le vent. Au cœur de ces masses populaires s'élèvent des pancartes où on peut lire entre autres «Nahdhaoui, arriviste, dégage, dégage», «Emploi, liberté, dignité nationale», «La Tunisie est un Etat civique», « Non à l'obscurantisme religieux» et «Les régions s'embrasent et le gouvernement en profite». Ces slogans scandés et chantés par les partisans des partis politiques Al Joumhouri, Al Massar, le Front et Nida Tounès n'ont pas laissé indifférents les sympathisants du mouvement Ennahdha qui ont à leur tour associé les premiers à «des musulmans déracinés» pour ensuite proférer «le peuple est musulman et ne cèdera point à ses détracteurs», «Dieu est grand», «l'histoire vous insultera», «fidèles aux martyrs, ni Nida ni RCD». Cet accrochage vite maîtrisé par certains sages des deux côtés a suscité l'intérêt des cheikhs et prédicateurs réunis autour du député Habib Ellouze à l'arrière d'une camionnette du côté de l'Horloge. Rebondissant sur l'incident, ces prédicateurs ont appelé leurs partisans, amplificateurs à l'appui, à tolérer «celles qui ne portent ni le voile ni le niqab», «ceux qui n'ont pas de barbe», «les médias qui s'en prennent au gouvernement et au parti Ennahdha », et « les adeptes de la laïcité». Car, selon eux, « tout ce beau monde ignore les vrais préceptes de l'Islam». Temps de discorde L'avenue Habib-Bourguiba a eu hier l'allure d'une ville dans la ville qui a abrité toutes les sensibilités politiques : de la droite à la gauche en passant par les formations modérées. Les associations plaidant pour la démocratie ainsi que pour les droits des anciens prisonniers politiques, des chômeurs et des classes sociales démunies étaient de la partie. L'expression artistique était riche et diverse. Mais ce qui a particulièrement marqué la scène pour susciter sans égal l'intérêt de l'assistance était ce défilé qui a tant subjugué. Un avocat conduisait un citoyen déguisé en Ben Ali lourdement enchaîné vers le sort qu'il mérite : la peine capitale. Le tout sur fond de notes musicales folkloriques ayant manifestement suscité l'engouement d'une bonne partie de l'assistance. «L'injustice a ses limites et l'homme n'a qu'à se méfier de son propre ego car la légèreté de l'être est son premier ennemi. Voilà le message que je veux transmettre à tous ceux qui ont déjà entrepris une course contre la montre pour occuper les chaises et les hauts postes de l'Etat», lançait sur un ton grave un homme vêtu d'une jebba tunisienne. Des propos rapidement captés par une passante qui a répliqué, en réponse au vieillard, que la Tunisie d'aujourd'hui ne se porte pas mieux que celle d'autrefois. «Le constat est décevant et la vérité du pays est amère. Il faut que les classes moyenne et démunie connaissent leur position. Il faut qu'elles sachent qu'elles ont pour guides des hommes qui improvisent, sans savoir ce qu'ils veulent, ni où aller». Un avis réprouvé par cet ingénieur chimiste qui a demandé à la dame navrée de raison garder : «Un des grands exploits de ce gouvernement est la préservation de cette liberté à la base de l'aisance avec laquelle vous vous exprimez madame. Evitons de masquer les vérités et de pêcher en eau trouble. Car cela ne servira ni la Tunisie ni son peuple. D'autant plus que tout viendra à l'heure à qui sait attendre ». Des paroles énoncées à pleins poumons, mais à peine audibles face aux sons distillés par les amplificateurs. Des sons traversés par le grand cri de la masse : «Emploi, liberté, dignité nationale». Zied El-Héni agressé par des inconnus Le journaliste et syndicaliste Zied El-Héni a été agressé physiquement et verbalement par des inconnus, hier matin, à l'avenue Habib-Bourguiba où se déroulaient des festivités à l'occasion de la célébration du 2e anniversaire de la révolution. Zied El-Héni a indiqué à la TAP que cette agression était synonyme d'absence de notion de démocratie dans l'esprit de certains, refusant de désigner quiconque. Il a ajouté que le 14 janvier «devrait être un jour au cours duquel les Tunisiens fêtent leur liberté et non un jour pour porter atteinte à la liberté de la presse ou pour agresser les journalistes». A noter que l'avenue Bourguiba s'apparente, en ce 14 janvier, à une mosaïque où se côtoient divers courants et partis politiques, syndicats des travailleurs, ligues de protection de la révolution et composantes de la société civile.