L'histoire se répète sous forme de tragédie. En 1952, des balles lâches tuaient Farhat Hached, secrétaire général de l'Ugtt et leader du mouvement de libération nationale, compagnon de Bourguiba. Une mort illustre, le sang du martyr ayant pavé le chemin de la gloire, de l'Indépendance, de la dignité retrouvée. Plus de soixante-ans plus tard, Chokri Belaïd tombe, lui aussi, au champ d'honneur. Cela doit présider à la renaissance de la Tunisie civile, démocratique, accueillante. Jalouse de tous ses enfants, par-delà les idéologies, les clivages sectaires ou religieux, les prismes déformants des émeutes et des surenchères identitaires. C'est peut-être en touchant le fond que les peuples aspirent de nouveau à l'air des cimes. Ces jours-ci sont sombres. Ces jours sont tristes. Affligeants. On découvre une nouvelle facette de la Tunisie. Une facette hideuse, suscitant d'affreuses grimaces de la peur. Ces jours-ci, franchement, on se regarde dans le miroir et l'on n'est guère fier de soi. Le printemps s'évanouit, l'hiver glacial tente un retour en force. L'assassinat froid et méthodique de Chokri Belaïd préfigure le pire. La sociologie politique arabe des temps modernes est fort instructive à ce propos : les liquidations physiques plongent bien des pays dans le chaos, les affres de la guerre civile, des partitions. Les fauteurs de troubles savent où et quand frapper. Honteusement, bien évidemment. L'acte terroriste est par essence lâche, ignoble, infâme, nécrophile. Il s'inscrit à rebrousse-poil des pulsions fondamentales de la vie, de l'élan irrépressible de l'inépuisable création. C'est une pathologie fondamentale de l'existence, de la culture, une excroissance pervertie du néant, de l'anéantissement sale et obscur. Aujourd'hui, le sang de Chokri Belaïd doit nous réunir, plus qu'il ne nous divise. C'est un sang de martyr. Un sang sacré. Les réactions sont multiples, certes. Certaines démesurées, violentes et crispées, déplorables. Mais la classe politique et toutes les sensibilités nationales doivent en faire un tremplin pour renouer avec les hautes heures du recueillement et de la tolérance. Chokri Belaïd doit dormir au Panthéon tunisien, à côté de Hached, dans le carré des martyrs. La symbolique est au-dessus du geste solennel ou de la localisation géographique. Le martyr est martyr, où qu'il gît. Le soldat inconnu demeure toujours un soldat. La crise gouvernementale latente prend une nouvelle tournure avec l'assassinat de Chokri Belaïd. Dans tous les cas de figure, la crise devra déboucher sur une issue régénératrice. Les assassins de Chokri Belaïd ont voulu frapper la révolution tunisienne au cœur. Tous, autant que nous sommes, ne saurions faire leur jeu. Et faire le lit de la nuit et du brouillard. La Tunisie sortira assurément revigorée. A condition que toutes ses forces vives, toutes ses élites sachent s'élever à l'intelligence du moment historique. Aujourd'hui, la Tunisie est à la croisée des chemins. Elle affronte des défis réels et colossaux. Son sort est entre les mains de ses enfants. La panacée est simple : la Tunisie doit être l'alpha et l'oméga, le principe et la fin. Ses intérêts supérieurs devront sévir. Partout et en tous lieux. La vie des hommes connaît des hauts et des bas. Celle des sociétés et des pays aussi. En définitive, quelles que soient les dures vicissitudes de l'existence, il faut savoir rebondir. Renaître, cultiver la vie. Participer à l'œuvre inépuisable de la création. Ne pas se laisser abattre par le quarteron des professionnels de l'administration de la peur et de l'horreur. La classe politique tunisienne doit assumer la spécificité de l'instant. Il en va du devenir du pays.