Par Ilia TAKTAK KALLEL, Enseignante-chercheure à l'ESC Tunis (Université de La Manouba) La finance islamique moderne a plus de trente ans. Par-delà le strict respect des principes de la religion musulmane, la finance islamique est basée sur le respect de principes éthiques inspirés de l'Islam : prohibition de l'intérêt associé à l'usure (en raison notamment du caractère fixe et prédéterminé du taux d'intérêt); interdiction de la thésaurisation dans la mesure où cette dernière signifie que l'individu qui a accumulé des avoirs —‑même de façon légitime —‑ne contribue qu'à son enrichissement personnel et ne fait pas profiter l'économie et les autres (dépenser, investir); interdiction de l'incertitude associée à la spéculation et à un pari sur l'avenir et le hasard, et même de l'incertitude liée à des transactions comportant des éléments flous, un aléa ou une certaine ambiguïté; nécessité de l'existence d'un actif (un bien réel) sous-jacent à toute transaction financière; interdiction des activités illicites; obligation de la zakat (impôt religieux annuel que chaque musulman a l'obligation de régler s'il en a les moyens) afin d'aider les plus démunis et de minimiser la polarisation des richesses; principe du partage des pertes et profits reflétant les valeurs islamiques primordiales de justice, d'équité sociale et de fraternité (établir des transactions commerciales en empêchant l'intérêt, partager les risques entre entrepreneur et investisseur; privilégier le gain mutuel). A ce titre, l'intérêt que connaît aujourd'hui la finance islamique ne relève pas tant du communautarisme ou de la revendication identitaire que de l'expression de congruence et d'affinités avec les principes éthiques portés par cette finance, et d'un «ras-le-bol» des tendances spéculatives corrélatives de grosses tromperies. En effet, le concept interpelle de plus en plus des non-musulmans, à tel point que non seulement des établissements guidés par ces principes fleurissent de plus en plus en Occident, mais même des géants bancaires occidentaux ouvrent –‑parallèlement à leurs activités habituelles‑— des «fenêtres islamiques» leur permettant de proposer à certaines de leurs clientèles des produits conformes à la Sharia (HSBC, UBS, Citibank, BNP, la Deutsche Bank…). C'est que, outre l'adhésion aux valeurs et principes portés par la finance islamique, cette dernière présente aujourd'hui des perspectives de profit très attractives. Elle a atteint une échelle internationale et, même si elle reste fragmentée, elle continue à évoluer et à s'internationaliser, avec un taux de croissance de 15 à 20% par an. Il y a aujourd'hui plus de 300 banques islamiques dans le monde, présentes dans 75 pays, pour un marché pesant dans les 700 milliards de dollars. On estime enfin que dans une dizaine d'années, la finance islamique devrait capturer 50% de l'épargne des 1,6 milliards de musulmans dans le monde. Ce développement, pour le moins spectaculaire, n'est pas fortuit. Outre le fait religieux, les économies occidentales et la finance conventionnelle ont pointé leurs limites avec la vision court-termiste qui les sous-tend et la spéculation sauvage issue du «tout permis au vu de l'enrichissement» qui ont donné lieu à la dramatique crise financière et économique mondiale dont les relents ne cessent de se faire ressentir par pans. La plus récente «réplique» de cette crise est l'écroulement économique de la Grèce, à qui le géant américain Goldman Sachs avait «vendu» des outils financiers sophistiqués pour maquiller sa dette faramineuse, et l'hyper-endettement des grands pays européens qui annoncent l'un après l'autre des plans de rigueur et d'austérité pour maîtriser leur surendettement. Du reste, cette crise était déjà pré-amorcée bien longtemps avant les trois dernières années, depuis le développement d'instruments financiers ultra-sophistiqués mais explosifs car reposant sur le néant et où la part du réel était devenue minime par rapport au virtuel. Aujourd'hui, une nouvelle gouvernance mondiale est en train d'être amorcée, qui ne laisse plus de place à l'unilatéralisme américain qui, en cherchant à résoudre ses crises économiques et financières internes, a propagé la crise au monde. Avec les valeurs et principes éthiques de la finance islamique, alternative responsable à une finance conventionnelle qui a largement pointé ses limites, nos pays ne devraient pas passer à côté de l'opportunité qui leur est offerte de se faire entendre. En somme, la finance islamique a de beaux jours devant elle. Néanmoins, elle n'a pas toutes les réponses et doit faire face à un certain nombre de défis récurrents à relever en matière de gestion des risques, dont notamment la difficulté de gérer les liquidités, ainsi que les risques d'image et de réputation. En effet, la crédibilité de la finance islamique est à préserver à travers une flexibilité conceptuelle et une adaptation permanente aux réglementations et interprétations religieuses et juridiques locales et régionales. Enfin, en dépit de son essor, l'industrie de la finance islamique souffre d'une carence au niveau des compétences humaines et des spécialistes du domaine.