Ils sont trois : un huissier, un ancien ministre et un commerçant. Cette trilogie s'articule autour d'une inspiration très symbolique, celle des personnages kafkaïens... La spirale du monde représente une roue sous forme de machine dont le processus est très créatif ; elle est synonyme d'un engrenage formidable. Ainsi, le progrès entre dans ce jeu éternel ; la déconstruction de ce qui précède est significative, puisqu'elle encourage tout ce qui est nouveau et subversif afin d'inventer plusieurs mondes dans un seul univers. En Tunisie, la coquille de la société est également un micro-monde formé d'un ensemble de personnes représentant des classes sociales bien déterminées, étant dotées d'une fonction (publique) qui pourrait expliquer leur nature et leur appartenance. Mais n'est-ce pas la coexistence de ces personnages qui crée et constitue l'ossature de la société ? S'inspirer d'eux ne peut être que prolifique et débordant de générosité et d'humanisme. Il suffit de sonder la psychologie et scruter les comportements de chaque personne pour prouver que l'art détient un rôle noble, celui de mettre à nu ces êtres qui ne sont, en fin de compte, qu'une projection de la société dans laquelle nous vivons. Cet art est le théâtre qui prétend placer l'œil de l'observateur sur l'esprit de ces personnes. Le nouveau monodrame de Lamjed Béji, Engrenage, donné en première, à la Maison de la culture Ibn-Rachiq, nous présente, justement, une palette de personnages drôles et mesquins, ce qui n'efface pas leur simplisme, sur les bords. A travers cette pièce, le metteur en scène a voulu dire aussi que ces gens-là vivotent dans la coquille de notre famille, de nos amis; ils demeurent dans les bureaux, dans les casiers de nos têtes, dans les carniers lourds de nos cœurs. Mais comment s'en débarrasser? N'est-ce pas le théâtre qui se déclare thérapeutique et cathartique ? L'accusé, malgré lui... Le monodrame, interprété par le comédien Haïthem Lamouchi, met en scène des personnages auxquels la fonction (publique) est collée jusqu'à la moëlle. Ils sont trois : un huissier, un ancien ministre et un grand commerçant. Cette trilogie s'articule autour d'une inspiration très symbolique, celle des personnages kafkaïens. Le metteur en scène a choisi d'inspecter le lieu et le milieu social à travers le personnage de l'huissier. Avec celui-ci, on voit que la justice et les procès sont remis en question. Vêtu d'un manteau beige délavé et terni par un entourage médiocre, ce fonctionnaire n'est que la somme d'une gibecière bourrée d'infamies et d'insultes qui déshonorent son métier. Subordonné à un système hiérarchique dont l'oppression est supérieure, il se fait tout petit, ne comprend pas pourquoi il est humilié, pourquoi on tente de l'effacer. Pourtant, ce sont les règles du système : un système déréglé où le fonctionnaire devenant aliéné, se sent seul... D'ailleurs, on voit dans le corps du personnage une posture abattue par l'humiliation qu'on lui inflige et malgré la casquette qui cache ses oreilles, les accusations qu'on lui jette, atteignent son cœur sensible. Aussi, les oreilles ne saisissent et ne retiennent que les injures et les railleries avilissantes. On voit donc la destruction de l'un par l'autre, du plus faible par le plus fort et on entre dans une machine infernale où la hiérarchisation absolue débouche sur l'injustice absolue. C'est dans ce système, implacablement fermé, que le metteur en scène a pu faire le procès de ceux qui dominent et oppriment les autres. L'accusateur contre tous On passe de l'accusé à l'accusateur, de l'humilié à l'«humiliateur». En fait, il s'agit d'un ancien ministre détrôné, aux sentiments fort chauvins, jusqu'au fascisme. Se pencher sur le comportement du type de l'extrémiste traduit la volonté du dramaturge de montrer qu'un esprit pareil existe et qu'il est bien ancré dans la mentalité de quelques fonctionnaires de l'Etat. Ce vieil homme incarne donc la xénophobie dangereuse et encourage la discrimination et les divisions funestes entre les classes sociales et entre les régions. Mais l'humilité devant tant de haine, d'envie et de solipsisme ne peut être que salutaire. Cela nous rappelle Georges Bernanos qui souligne que « l'humilité épargne les affres de l'humiliation» ? Cette personne attachée à ses dogmes reconnaît qu'elle a une facture à payer. En effet, le châtiment qu'elle subit la meurtrit, dans la mesure où il s'agit de la trahison des siens. Spolié de toute sa fortune et vivant, désormais, dans une maison sans toit ni abri, l'ancien ministre subit à son tour l'humiliation. Ses enfants sont encellulés, car ils se droguent. Il les accuse d'imprudence, tout en accusant le peuple —les enfants pauvres de l'Etat— d'impuissance, puisqu'il pense qu'il n'est pas le véritable législateur. Cet accusateur se déclare contre la puissante volonté du peuple. Cependant, le peuple est écroué, car il est pauvre. Voilà, donc, que la richesse, comme la pauvreté, emprisonne. A qui la faute ? Le commerçant est un personnage paranoïaque. Fuyant une marchandise souillée et un commerce indigne, ce personnage est aperçu avec des haillons encrassés. Son histoire ressemble à celle de tous ceux qui ont été persécutés sous l'ancien régime, car chacun parmi eux avait un certain pouvoir dans son domaine. Il ne faut pas oublier que ce sont les commerçants qui ont galéré et qui ont été le plus menacés. Ce personnage a été malicieusement chassé de Tunisie, mais il a réussi à sauver sa peau et à revenir dans son pays. Toutefois, il traîne une psychose qui l'entraîne dans un état pathologique. On le voit angoissé, anxieux et excessivement méfiant. Son délire est perçu, grâce aux gestes et aux paroles proférées. Cet homme se sent lésé, surveillé et espionné. Dans cet espace nu, le metteur en scène a choisi l'esthétique du théâtre pauvre. Mais riche et souple était la performance du comédien qui, après quinze ans de rupture, choisit la scène comme unique remède à l'absurdité de la vie. L'artiste a l'ultime conviction que la noblesse du théâtre s'acquiert, surtout quand l'éventail des personnages-acteurs de la société est médité et projeté sur cette planche de bois qui porte en elle les douleurs, les affres et les angoisses de l'artiste contre tout ce qui humilie, agresse et anéantit l'esprit. Al Mutanabbi n'a-t-il pas écrit : «Va quérir la dignité en enfer s'il le faut! Et refuse l'humiliation, même au paradis » ?