Journaliste indépendant et militant des droits de l'Homme de longue date, Fahem Boukaddous est l'un des rares journalistes à avoir couvert les événements du bassin minier de 2008, ce qui lui a valu d'être emprisonné sous Ben Ali. Libéré quelques jours après le 14 janvier 2011, il est membre de l'Association tunisienne contre la torture et l'un des fondateurs du Comité tunisien de protection des journalistes et du Centre de Tunisie pour la liberté de la presse. En quoi consiste l'action du Centre de Tunis pour la liberté de la presse? La création du Centre de Tunis pour la liberté de la presse s'inscrit dans le contexte politique dans lequel évolue notre pays après la révolution. Sur cette base, il pourrait être un garde-fou des libertés acquises par les médias au lendemain du 14 janvier 2011, et tenter de nous prémunir des régressions qu'ont connues des transitions dans certains pays d'Europe de l'Est, d'Asie et d'Afrique. L'action du Ctlp se base sur le suivi et la documentation des violations des libertés subies par les médias tunisiens, l'organisation de campagnes dénonçant les violations quelles que soient leurs sources, la sensibilisation de l'opinion publique et l'entretien de la pression sur les décideurs afin de mettre en place les fondements de la protection politique et juridique des journalistes. Le centre travaille également sur la formation des journalistes, en particulier dans les régions intérieures, à la déontologie et à la gestion des médias régionaux. Il contribue également à l'élaboration des fondements juridiques de la liberté de la presse selon les standards internationaux. Comment a évolué la liberté de la presse en Tunisie après le 14 janvier 2011 et comment elle se présente aujourd'hui? Ce qui s'est passé après le 14 janvier 2011 représente un saut qualitatif et quantitatif dont les principaux signes ont été l'émergence de la liberté, la diversité et la pluralité des médias, la levée des tabous dans l'information. De même, les médias sont devenus conscients de leur responsabilité et de leur capacité à forger une nouvelle opinion publique en conformité avec les slogans de la liberté, la dignité et la justice sociale. Les médias ont aussi commencé à exercer leur rôle de partenaire dans la protection des libertés publiques et individuelles, et dans l'appui au développement politique et social. Ne pas reconnaître ces acquis serait une déformation de l'histoire de cette période importante pour notre pays. D'un autre côté, deux ans après la révolution, le bilan de la liberté de la presse n'est pas à la hauteur des aspirations de la profession, en raison de l'ampleur des défis et des menaces qui pèsent sur le secteur. Je considère la fragilité financière, professionnelle et législative des médias ainsi que l'hésitation du pouvoir politique à instaurer un champ médiatique libre et diversifié comme les principaux signes de régression de la liberté de presse pendant les derniers mois. Mais la plus importante entrave à la liberté de la presse reste la peur et l'autocensure de la part des journalistes, qui se remarque dans leur produit médiatique. Plus concrètement, en quoi consistent les menaces qui pèsent sur la presse et les journalistes? Elles se manifestent dans la non-application des décrets-lois 115 et 116 malgré leurs limites, les tentatives de se soustraire à la constitutionnalisation de la liberté de la presse conformément aux normes internationales, les tentatives de mettre la main sur les médias publics à travers les nominations imposées, l'ingérence politique dans la ligne éditoriale et la tentative de priver les Tunisiens de médias citoyens en les livrant à des lobbies politiques et financiers. Mais ce qui est plus grave, c'est la lenteur de la mobilisation pour protéger les journalistes face aux attaques croissantes auxquelles ils sont exposés. Là où les journalistes ressentiront leur vie menacée, ils auront du mal à défendre leur métier. En se basant sur des statistiques, les trois premiers mois de 2013 ont connu 75 attaques contre des journalistes, sans que l'autorité de tutelle, le ministère de la Justice, ne prenne les mesures nécessaires pour poursuivre les responsables, alors que les procès contre les journalistes se multiplient. Ces attaquent viennent dans un climat général de dénigrement des journalistes. On les accuse d'être responsables de l'échec de la politique économique et sociale, et d'inciter à l'anarchie et à la rébellion. Ce discours de la haine basé sur des campagnes contre «les médias de la honte» engendre des attaques contre les journalistes dont plus de 10 ont reçu des menaces de mort. Malheureusement, ce discours est adopté, directement ou indirectement, par les partis de la Troïka au pouvoir. Comment réagissent les autorités concernées par les actions du Ctlp? La plupart des institutions du pouvoir concernées par la liberté de la presse suivent en permanence les communiqués, rapports et recommandations émises par le Centre. Aucune d'entre elles n'a exprimé sa désapprobation par rapport à nos actions. Nos recommandations et nos appels ont trouvé un écho : nous avons enregistré une baisse des attaques des journalistes par les agents de l'ordre et une diminution des convocations pour enquête de la part des équipes de sécurité. Mais nous avons détecté une faiblesse des politiques à condamner le discours haineux contre les journalistes, à s'abstenir à toute ingérence dans la ligne éditoriale des organes de presse et un manque de volonté dans la poursuite des agresseurs des journalistes.